Les gens se demandent souvent si le Pays cathare a ses fils du rêve, ses créatures mythologiques, à l’instar de Rome ou de la Grèce antique. Pour ma part, je réponds affirmativement. Le plus connu de ces personnages est le Drac, personnage maléfique associé aux rivières et étendues d’eau. C’est un être extrêmement ambigu, dont les méfaits vont de la simple farce à l’homicide, et qui ressemble tantôt à une sorte de lutin malveillant, tantôt comme son nom l’indique d’ailleurs (draco : serpent) au diable en personne, quaerens quem devoret. Mais le propre du diable n’est-il pas d’avancer masqué ? Evoquons quelques-uns des contes et légendes du Drac, du XIIIe au XXIe siècles.
Les premiers méfaits du Drac au XIIIe siècle.
La plus ancienne légende qui nous soit parvenue sur le drac date du XIIIe siècle, et est extraite des Otia Imperiala de Geoffroy de Tilbury. Elle
raconte l’histoire d’une femme qui épousa le drac, motif que l’on rencontre souvent à propos de ce démon, qui est un « homme à femmes », si l’on peut dire : retrouve-t-on
là l’association traditionnelle entre la femme et le diable?
Une jeune lavandière de Beaucaire lavait son linge dans le Rhône, lorsque le drac s’éprit d’elle, et l’emporta dans son palais aquatique. Là, elle vécut plusieurs années, s’occupant des enfants
du Drac. Un jour, après avoir touché un pâté d’anguilles, elle porta accidentellement son doigt à son œil, et devint capable de voir les démons invisibles. C’est ainsi que, séjournant sous le
Rhône, elle vit passer beaucoup de démons de la terre entière. Elle apprit entre autres que les démons étaient anthropophages et enlevaient des humains pour les dévorer. Un jour, le drac la
libéra, mais elle continuait à voir les démons. Elle rencontra un jour le Drac, qui lui demanda : « De quel œil m’as-tu vu ? » Et, après qu’elle eut montré l’œil en question,
le drac le lui creva et disparut.
Une représentation sculptée du Drac au moyen-âge.
Apparemment, peu de textes anciens parlent du Drac. Mais l'historien de l'art Bertrand de Viviès a reconnu une représentation du drac sous la forme d’un dragon, dans l’Eglise du village
d’Escoussens en Montagne noire, village où l’on trouve d’ailleurs une légende relative au drac dans son aspect de démon aquatique.
Le Drac comme démon aquatique.
Là, ce sont les traits communs entre le drac et le diable qui dominent. Comme le diable, le drac apparaît près des gués ou des ponts sous la forme d’un quadrupède qui cherche à précipiter dans
l’eau le passant pour le faire périr « sans confession ». Il suffit généralement d’un signe de croix pour le conjurer : récits édifiants qui font du drac le symbole du diable qui
cherche à faire mourir ses victimes de manière inopinée, et sans les secours de la religion.
Au Mas-Cabardès, au lieu-dit Massefans, plusieurs enfants virent un âne au bord du ruisseau ; ils montèrent sur son échine, tandis que la bête grandissait magiquement, jusqu’à atteindre une
longueur et une hauteur monstrueuse. C’est à ce moment-là que la bête précipita les gamins dans l’eau. Le drac se changea alors en être humain pour narguer de l’autre rive ses
victimes.
A Escoussens, un drac encore plus machiavélique prenait la forme d’un pauvre agneau perdu, sur les rives du Mouscaillou. Le passant attendri le prenait sur ses épaules, pour son malheur. En
effet, l’animal devenait de plus en plus lourd, et cherchait à faire tomber sa victime dans le ruisseau.
Un dernier récit donne du mythe une interprétation naturaliste, en rapport avec les dangers du fleuve en crue. Deux jeunes hommes voulaient traverser le Viaur une nuit d’orage. Ils voient sur les
rives de la rivière un cheval, sellé et harnaché. Il sautent dessus et s’engagent sur la rivière. Une fois au milieu, l’un d’eux est pris d’un doute « ma défunte mémé m’avait toujours
recommandé, quand on devait passer le Viaur après un orage, de faire le signe de la croix » La bête alors se cabre, et fait tomber ses cavaliers : « Si vous n’aviez pas fait el
signe de la croix, je vous noyais tous les deux ».
Hypothèses sur le drac aquatique :
Trois interprétations mythologiques peuvent se proposer à ces légendes du drac aquatique
-interprétation en rapport avec la mort : Comme Charon, le drac est un passeur, et la traversée du fleuve (Styx, Achéron) est, symboliquement, le passage dans le monde des morts ou des
esprits.
-interprétation naturaliste : le drac-cheval représente le danger des eaux en furie. Qui n’a pas entendu les guides du Mont saint-Michel comparer la vitesse de la marée montante à un
« cheval au galop ». Et dans la mythologie classique, le cheval est bien sûr l’animal de Poséidon, l’irascible dieu des eaux.
-interprétation chrétienne : le drac est celui qui induit l’homme ou la femme en tentation pour la conduire à la damnation, et tente de le faire périr « sans
confession ».
Qu’en est-il vraiment ? Sans doute chacune de ses hypothèses est vraie à sa manière, et chaque récit tend à mettre en lumière l’un ou l’autre aspect de la figure protéiforme du Drac. On ne
le saura sans doute jamais le fond de l’histoire, et c’est cela qui est plaisant avec les légendes !
Les traits communs au drac et au loup : loup-garou et « voleur de femmes ».
Le loup, animal diabolique dans la folkore, a prêté certain de ses traits au Drac. Le drac semble lié à une autre figure diabolique du légendaire, celle du loup-garou. Les deux points communs
principaux entre les deux, c’est leur capacité de métamorphose et leur caractère aquatique. Les loups-garous, dans beaucoup de légendes méridionales, ont besoin de s’immerger dans une rivière
pour se transformer, comme le drac qui se métamorphose près des rivières. Dans les Contes del drac de Bodou, les dracs disposent de peaux de loups qu’ils utilisent pour se transformer en animal, autre point commun avec le garou. Et le drac, comme les loups-garous, est
anthropophage.
Avec le loup, le drac a aussi une autre ressemblance : il représente la séduction masculine dans les contes destinées aux jeunes filles (comme dans le petit chaperon
rouge).
Un conte recueilli au XXe siècle sur le plateau du Sambrès, près d’Anglès (Tarn), associe le Drac au « mari potentiel ». Le drac tape à la porte d’une maison isolée, et offre à une
jeune fille toutes sortes de cadeaux pour qu’elle devienne sa femme. Celle-ci les refuse, mais le lendemain le drac lui porte la plus belle robe de Paris. Sa sœur, au contraire, se laisse séduire
par les présents et le drac l’emporte, tel le loup, pour la manger. La morale de cette histoire n’est pas si éloignée de celle du chaperon rouge, avec la métaphore transparente
dévoration-défloration : jeunes filles, méfiez-vous du séducteur !
Dans les Contes del Drac que Bodon disait tenir de sa mère, le Drac séducteur apparaît sous la forme d’un séduisant gentilhomme qui enlève une jeune
fille, Belugueta, sur un cheval.
Le Drac farceur.
C’est son aspect le plus connu, et apparemment le plus pérenne dans la tradition orale, puisqu’on en parlait encore aux XIXe et XX siècles.
Au XIXe siècle, A. de Chesnel nous raconte les farces du drac. Son plus grand plaisir est de se glisser dans les étables et d’y causer de menus tracas aux garçons et filles de fermes. Ainsi, il
aime bien, par exemple, emmêler les crins des chevaux. Pour se débarasser de ce mauvais plaisant, il suffit de répandre sur le sol des céréales : le drac est alors obligé de compter tous les
grains avant de pouvoir s’en aller. Une telle emsure prophylactiques est utilisé dans le folklore roumain contre les vampires : il est vrai que le Drac a d’utres point commun avec les
vampires, puisqu’il lui arrive de sucer le sang (dans les Contes del drac de Bodou, il demande avec insistance à une jeune fille de lui donner une
goutte de sang).
Dans le Lauragais, encore au XXe siècle, lorsque les bêtes étaient agitées la nuit dans les étables, les fermiers avaient coutume de dire que « c’était le drac ». Idem pour certains
objets perdus que l’on n’arrivait plus à retrouver : le drac était encore coupable !
Epilogue.
…On pourrait encore raconter des histoires de Drac pendant des heures !
Le drac est la figure de premier plan de la mythologie du Languedoc. A la fois diable, dragon, lutin, loup-garou, vampire, ogre, séducteur, il cumule les traits démoniaques de divers êtres du
folklore, ce qui montre la richesse de cette figure, constamment réinterprétée dans la tradition orale. Son pendant féminin, tout aussi ambigu, est la Saurimonde, dont nous reparlerons bientôt
sur ce blog. Ce que l’on retient, c’est le sentiment que ces histoires nous relient à un fond d’imaginaire immémoriel. Et c’est si agréable de raconter des histoires !