Les momies de Toulouse sont des momies naturelles. Contrairement à celles de l’Egypte, ou de l’Europe moderne, elles n'étaient pas obtenues par des techniques d’embaumement, mais par des paramètres physiques comme la nature du sol, l’hygrométrie, la température… Du moins, c’est ce que laissent supposer les témoignages et les études anciennes.
Le maquillage stupéfiant de B. Karloff, dans La
Momie.
Même avertissement que dans le premier article, les gens sensibles et impressionnables sont priés de tourner les talons.
Une explication du procédé ?
Les Cordeliers ont raconté eux-même leur procédé à Anne-M. Petit, une dame qui faillit en 1713 devenir la belle-mère de
Voltaire.
"Je demandai à ces bons pères par quel moyen ils pouvaient garantir ces corps de la corruption; ils me dirent qu'ils les enterraient d'abord dans une certaine terre qui en consumait la
chair; et qu'après cela ils les exposaient à l'air, et que, lorsqu'ils étaient complètement desséchés, on les rangeait dans le charnier".
Pour les momies des Jacobins, le processus semble avoir été analogue. On a avancé l’hypothèse que la chaux contenue dans le sol
des tombes desséchait les dépouilles. En effet, ce serait précisément à l'emplacement des tombes que l’on aurait entreposé la chaux, lors de la construction du bâtiment. D’autres paramètres
entraient en jeu. D’après les Voyages du P. Labat, voici comment les moines eux-mêmes s’expliquaient le bon état de conservation des corps des religieux dominicains :
« Ces corps doivent leur bon état de conservation tant à la température élevée de ces lieux qu’aux tombeaux de pierre dans lesquels on renferme les corps après la mort. Les chairs et les entrailles s’y consument peu à peu, et la peau se dessèche. Quand ces tombeaux sont pleins, on ouvre les plus anciens, on en retire les corps, on les expose pendant quelque temps à l’air, et on les expose dans le charnier ».
Cloître des Jacobins à Toulouse.
Il y aurait donc eu une alternance de trois phases 1. Exposition à une terre chargée de chaux ( ou plutôt une tombe de pierre creusée dans cette terre) 2. Exposition à
l'air. 3. Conservation dans un local où certaines conditions d’humidité et de température étaient vérifiées.
Ces informations sur la conservation des momies recoupent celles des études menées en 1837 par les médecins Boucherie, Bermont, Gaubert et Pressac sur les momies bordelaises. A Bordeaux, les
momies avaient été transportées après la Révolution dans un lieu dont la température était inférieure à la température extérieure, l’hygrométrie supérieure à celle du dehors. La
température et l’hygrométrie sont aussi constantes en ce lieu. Les analyses avec les réactifs ont révélé que la
chair des momies bordelaises contenaient une teneur en fer supérieure à la normale, qui pourrait en partie expliquer le bon état de conservation des corps.
Maintenant que nous avons vu le comment, il faut nous interroger sur le pourquoi : si en effet le phénomène a des causes purement physiques, pourquoi conserver et exposer ces momies aux
visiteurs ? Et quelle leçon les visiteurs pouvaient-ils tirer de ce spectacle ?
Pourquoi une telle exposition de momies ?
Les derniers visiteurs des momies d'avant la Révolution étaient déjà imprégnés de sensibilité romantique, ou d’hypocrisie petite-bourgeoise, pourrait-on dire en étant méchant. Tout en se précipitant avec voyeurisme au spectacle des cadavres, ils exprimaient verbalement un certain dégoût, à l’image du poète Arthur Young :
« Si j’avais un caveau bien éclairé, qui conservât l’air et la physionomie, aussi bien que la chair et les os, j’aimerais à y voir tous mes ancêtres, et ce désir serait, je le suppose, préférable à celle-ci qui conserve des difformités cadavéreuses et perpétue la mort ».
Mais l’Ancien Régime était beaucoup moins bégueule, et ne répugnait pas à ces expositions de cadavres. Nos ancêtres s’y rendaient même avec un certain cynisme, que l’on peut aujourd’hui trouver déplacé. Au couvent des Cordeliers, les moines faisaient eux-mêmes visiter les dépouilles. Pourquoi ?
Un phénomène religieux ?
Il y a d’abord peut-être un motif religieux. Il ne s’agissait pas de la part des moines de fournir un divertissement à la galerie, ni de « mépriser le corps » comme on croit parfois, mais d’appeler à une prise de conscience en montrant la brièveté de la vie, la mort inéluctable. Ce Memento mori s’inscrit bien dans les mentalité de l’époque baroque : ne dit-on pas que Bossuet avait un crâne posé sur sa chaire lorsqu’il prononçait son Sermon sur la mort ?
Les prédications, les ouvrages de dévotion se présentaient, à l'ère baroque, comme des "miroirs qui ne flattent point", glaces
où l'homme voit le spectacle de son inévitable fin.
La tradition des expositions de cadavres dans les couvents ou leurs cimetières (momies à Toulouse, squelettes ailleurs) est un phénomène culturel attesté en plusieurs lieux en Europe à
l’époque moderne. En Italie notamment, les arrangements de restes mortuaires forment de macabres spectacles, destinés à rappeler le « Tu es poussière, et tu retourneras à la
poussière ». L’ordre franciscain en particulier, qui demandait à ses membres une humilité et un mépris de soi absolu, a édifié, semble-t-il, pas mal de monuments de cette
sorte.
Un des plus frappants est le cimetière des Capucins, à Rome, dont une photographie figure dans L’art fantastique de Marcel Brion. On y voit une pièce voûtée, dont les murs sont tapissés de crânes. Des motifs circulaires figurent au plafond, dessinés avec des vertèbres et des côtes. Une niche est voûtée de tibias. Quatre squelettes de religieux en pied, encore habillés de leur bure, accueillent le visiteur. A Toulouse, la mise en scène n'était pas aussi impressionnante, mais néanmoins réelle, au vu des textes. C’est peut-être le même esprit, celui du Memento Mori qui inspirait les expositions de momies et les ossuaires.
En outre, il y a un point commun entre l'exposition de momies et le thème artistique de la danse macabre. Dans la danse macabre, les squelettes emportent dans leur sarabande des humains de tous les sexes, les âges, les conditions. De même, à Saint-Nicolas de la Grave, au couvent des Cordeliers, hommes et femmes, laïcs et moines se côtoyaient, indiquant l'égalité de tous dans la mort.
Autres motifs.
Il y aussi dans l’exhibition des momies, on peut le supposer, un motif financier. Les riches visiteurs de passage ne pouvaient manquer de donner aux moines quelque aumône, ce qui est toujours appréciable.
Il y a peut-être aussi, très simplement, une question de place. Le nombre de tombes étant limité dans les couvents et les instituts religieux, il est possible que l’on eût été périodiquement obligé de sortir les anciens morts pour en mettre de nouveau. C'est d'ailleurs attesté pour le couvent des Jacobins. Or comme les moines ne pouvaient se résoudre, comme certaines municipalités d’aujourd’hui, à jeter des ossements humains à la décharge (je l’ai vu de mes yeux, en quelle époque barbare vivons-nous), il les entreposaient dans des locaux avant de les placer dans des ossuaires.
Enfin, il y aussi la part de la curiosité, humaine ou scientifique, sur le devenir de notre dépouille post mortem… Curiosité qui se mêle parfois de voyeurisme et de cynisme, bien sûr. Mais qui nous pose problème en nous renvoyant à notre propre mortalité.
J'ai assez parlé. Place à deux romanciers de l’entre-deux guerres, qui se sont réapproprié le souvenir de ces momies Toulousaines.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit (1927).
C’est à Toulouse, près de l’église fictive de Sainte-Eponine, que Bardamu contemple une exposition de momies semblable à celles d’autrefois :
« Avec sa petite lanterne, Madelon et moi, on les a fait alors sortir de l’ombre les cadavres, du mur, un par un. Ca devait leur donner de quoi réfléchir aux touristes ! Collés au mur comme des fusillés ils étaient ces vieux morts… Plus tout à fait en peau ni en os, ni en vêtements qu’ils étaient….Un peu de tout cela ensemble seulement… En très crasseux état avec des trous partout… Le temps qui était après leur peau depuis des siècles ne les lâchait toujours pas… Il leur déchirait encore ces bouts de figure par-ci par-là le temps… […]
Il y en avait dans cette cave des grands et des petits, vingt et six en tout, qui ne demandaient pas mieux que d’entrer dans l’Eternité. On ne les laissait pas encore. Des femmes avec des bonnets perchés en haut des squelettes, un bossu, un géant et même un bébé tout fini lui aussi avec, autour de son minuscule cou sec, une espèce de bavette en dentelle, s’il vous plaît, et un petit bout de layette » (Folio, p. 387-388).
Ce texte est magnifique, il faut le lire dans son intégralité. Il suggère un va-et-vient entre le souvenir des massacres de 14-18 et le spectacle des momies…. Céline étant médecin, il avait pu entendre parler dans ses études ou lectures des momies naturelles de Toulouse de l’Ancien régime. En les transportant dans le cadre d’un début de XXe siècle désespéré, il en fait le symbole du triomphe de la mort.
Maurice Magre, Le Trésor des Albigeois (1938).
Une ambiance fort différente. Dans ce roman initiatique, Michel de Bramevaque est un médecin du XVIe siècle en quête du Graal. Sa recherche le conduit dans des cryptes fictives de la basilique Saint-Sernin, où Magre place à son tour une exposition de momies, d’anciens moines du couvent :
« J’avançai le cierge que je levai dans ma main gauche, et, comme une révélation du repos et du silence de la vie d’outre-tombe, les morts m’apparurent. Ils n’étaient ni inquiétants ni effrayants. C’étaient des arbres humains qui s’étaient séchés. C’étaient des momies tristes. Ils étaient une douzaine bien alignés, avec les mains croisées sur la poitrine, à l’exception d’un seul qui n’avait dû posséder qu’un bras et dont la main unique et très grande avait des ongles tellement longs qu’on était obligé de penser qu’ils avaient poussé après sa mort, en vertu d’un phénomène assez fréquent, mais impressionnant. L’alignement de ces cénobites avait quelque chose de rassurant, car on pensait qu’ils se trouvaient tels qu’ils avaient été placés après leur mort et qu’ils ne s’étaient pas levés, après le départ des vivants, pour étirer leurs os, gravir l’escalier, échanger des regrets de spectres. Il montait de cette salle un parfum inexplicable, nullement horrible, un parfum minéral, pure comme l’essence de la substance éternelle. » (Fasquelle, 1938, p. 211-212).
La mort apaisée et confiante de l’homme spirituel : une autre facette de la camarde, directement opposée à celle que nous présente Céline. Du reste, les points communs entre les deux textes sont nombreux : narration à la première personne, le guide qui est une femme, le flambeau qui révèle les cadavres, la localisation toulousaine. Magre se mesure-t-il à Céline ?
Bref…
Je n’ai esquissé que des débuts de pistes sur ce phénomène étonnant des momies toulousaines. Si vous avez des références ou des infos sur le sujet, votre contribution sera la bienvenue.
Bibliographie.
Maurice Brion, L’Art fantastique.
J.-N. Gannal, Traité des embaumements, 2e éd., 1841. Disponible sur Google Books. Merci à Anne-Laure de m’avoir signalé cet ouvrage important.
André Rimalho, Lieux et histoires secrètes du Languedoc.
Liens.
Le très bon article d’Anne-Laure sur les momies bordelaises.
L'article précédent sur les momies
toulousaines.