Parmi tous les sujets historiques, il en est un qui ne cesse de déchaîner les passions et les interprétations les plus contradictoires : la sorcellerie. Et parmi tous les débats sur ce thème,
l'un des plus intéressants est celui de l'origine de la représentation moderne du sabbat ou aquelarre : les sorciers qui se rendent nuitamment dans un lieu désert pour rendre leur culte
au démon, généralement en présence de celui-ci. En effet, on n'a pas de traces de croyance au sabbat antérieure au XIVe siècle (la première condamnation pour ce motif aurait été
prononcé à Carcassonne en 1330).
C'est pour tenter de répondre à cette question que les historiens et les ethnologues ont déterré dans divers documents les témoignages les plus anciens de "quelque chose qui puisse être
l'origine de la représentation moderne du sabbat". Et ils ont trouvé un certain nombre de croyances mythologiques, relatives à une sorte de divinité ou de fée, souvent surnommée la "bonne
déesse".
Parmi toutes ces croyances, certaines ont été repérées dans notre région de Midi-Pyrénées, plus précisément en Ariège.
Au Moyen-âge, en Couserans (Ariège)
En 1281 se tient un concile diocésain dans le Couserans, en Ariège. Nous en avons conservé les actes. Ce texte recense, parmi autre chose, les superstitions diverses qui existaient alors
dans le peuple, et que l'Eglise tentait de déraciner. C'est donc un document assez capital pour l'histoire des croyances et des mentalités.
C'est dans ce texte que nous apprenons que certaines femmes, séduites par Satan, croient qu'au cours de la nuit elles chevauchent des animaux, sous la conduite d'un personnage
féminin: Diane, la déesse des païens, Hérodiade, ou bien Bensozia. Elles croient fermement -et faussement, nous dit le document- que cette déesse les convoque pour qu'elles lui obéissent et
marchent à sa suite.
L'origine de ce document: le Canon episcopi
Ce texte ariégeois, nous révèlent les historiens, n'est pas seul de son espèce. Il est même construit comme un plagiat très précis d'un document antérieur, intitulé Canon episcopi (Xe
siècle). C'était là aussi une liste de croyances superstitieuses, considérées comme fausses par les autorités ecclésiastiques:
"Il ne faut pas omettre, que certaines femmes scélérates, retournées dans la suite de Satan, séduites par les illusions et les fantasmes du démon, croient qu'aux heures nocturnes, elles
chevauchent des bêtes avec Diane déesse des païens et une innombrable multitude de femmes, qu'elles traversent de nombreux espaces terrestres dans le silence d'une nuit profonde, qu'elles
obéissent à ses ordres comme à une maîtresse, et qu'elles sont appellées certaines nuits à son service".
Cent ans plus tard, dans son Decretum, l'évêque de Worms ajoute le nom d'Hérodiade à celui de Diane.
Au XIIIe siècle, la nouveauté du texte ariégeois, c'est, en plus des noms de Diane et Hérodiade, l'insertion de ce nom énigmatique, "Bensozia".
Un autre document ariégeois
Les croyances relatées dans ce recueil de décisions synodales, a-t-on d'autre preuves qu'elles existaient par ailleurs ? Oui, grâce principalement au registre d'inquisition de Jacques Fournier,
qui interrogea toute la population de Montaillou en 1320, soit 40 ans plus tard que le recueil, daté pour sa part de 1281.
Intéressons-nous notamment aux clientes d'Arnaud Gélis, armièr ou messager des âmes, qui se prétendait capable de voir le morts et leur monde. Elles parlent de "grandes et
riches dames", qui occupaient jadis une place de premier plan dans la société, et qui continuent à occuper dans le royaume des morts une position privilégiée. Elles roulent par monts et par
vaux, dans des chariots tirés par des démons. Elles portent des manchettes de soie, comme de leur vivant.
Mise en parallèle
L'historien Carlo Ginzburg propose de rapprocher le document synodal de 1281 qui cite Bensozia avec les confessions des clientes de Gélis. Dans les deux cas, on découvrirait des
figures féminines révérées par des populations, les "bonnes dames".
En effet, le nom de Bensozia proviendrait de "bona socia", la bonne alliée, la bonne compagne. Tandis que les riches mortes du registre de Jacques Fournier étaient aussi appellées "bonnes
dames". Un nom presque identique rapprocherait ces divers personnages, en sus de leur capacité de se déplacer nuitamment sur des animaux ou des chars.
Des croyances semblables en des êtres féminins, qui convoquent leur fidèles à des assemblées nocturnes, sont signalées à la même époque en Italie: et chaque fois l'adjectif "bon" est utilisé. Une
certaine madame Orient s'adresssait à ses disciples en les appelant "bonnes gens". Dans le val di Fassa, des vieilles femmes sont les fidèles d'une certaine Richella, qu'elles appellent la
"bonne dame". Dans le val di Fiemme, la déesse nocturne était appellée "dame du bon jeu".
Cet adjectif, "bonne", était appliqué à des déesses depuis L'Antiquité. Principalement à Hécate, déesse de la lune, de la mort et de la magie assimilée à Artémis, et à une divinité identifiée à
Hécate, et vénérée en Mésie inférieure, au IIIe siècle ap. J.C.
Conclusions ?
D'après les travaux de Carlo Ginzburg, et certains historiens qui l'ont suivi, ces textes témoignent qu'il existait jadis, au Moyen-âge, une croyance générale en des assemblées noctures
présidées par une entité féminine: que ce soit Diane, Bensozia, Holda, Orient ou autre. Son nom varie selon les lieux mais elle est souvent appellée la "bonne" dame. Elle convoque ses
adorateurs la nuit pour leur donner des ordres, écouter leur plaintes ou leur apporter une aide. Ses adorateurs chevauchent à sa suite sur des bêtes.
L'ensemble de l'ouvrage de Ginzburg, qui assigne au sabbat des sorcière une origine chamanique, est sans doute contestable et a été contesté. Mais sur le point des "bonnes dames", je le
trouve assez convaincant.
Des suivantes de la bonne déesse au sabbat
Beaucoup de traits de cette mythologie des "bonnes dames" se retrouveront dans les histoires de sabbat postérieures : le déplacement nocturne sur un animal est le plus frappant. Mais
c'est alors le diable qui prendra la place de la "bonne dame", et l'assemblée revêtira un caractère maléfique qu'elle n'avait apparemment pas dans les premiers récits.
En outre, alors que les compagnes de Diane ou de Bensozia sont, dans les textes que nous avons cités, vicitimes d'illusions, les écrivains postérieurs croiront réellement à la réalité du
transport des sorciers et du sabbat, d'où le durcissement de la répression et le recours à la peine de mort.
Ce serait une des origines probables de la croyance à la sorcellerie, généralisée à l'ensemble de la société, qui a tant allumé de bûchers en Europe du XVe au XVIIe siècle.
Sources.
Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières.
Emmanuel Le Roy-Ladurie, Montaillou,
village occitan.
Jean Duvernoy, Le registre d'inquisition de Jacques Fournier.
Jean-Michel Salmann, Les sorcières.
Diverses illustrations représentant le sabbat:
-référence inconnue ?
-Bois du Compendium maleficarum (Milan, 1626).
-Dessin d'Altdorfer, conservé au Louvre.