Limoux est, paraît-il, la ville qui a le plus long carnaval du monde. Quelle est la raison de cette singularité ? Ce n'est pas seulement la conséquence du nombre de bandes - une trentaine - mais bien le fait que cette ville audoise est viscéralement carnavalesque, jusque dans ses pierres et l'air qu'on y respire. Ses multiples spécialités culinaires, son art de vivre, le sens de l'humour de ses habitants, tout l'y destinait !
Je vous convie à une petite promenade carnavalesque à Limoux, à l'occasion de la sortie de la bande des Aïssables (les "Insupportables" en occitan, la bande de pierrots déguisés en clowns, ci-dessus) dimanche dernier, le 19 février.
I - La place centrale : petite lecture d'un paysage
Une place symbolique...
Pour comprendre Limoux, il suffit d'aller directement à sa place centrale. celle-ci est, depuis des siècles, le lieu où les bandes de pierrots viennent accomplir leurs processions tous les dimanches de la période. On y trouve tous les ingrédients de la subtile alchimie carnavalesque :
-la tradition : les galeries, lieu du carnaval depuis au moins le XVIIe siècle dit-on, lien avec le passé, lieu où le public admiratif est à la merci des facéties des Pierrots !
-l'ombre portée de la religion : le profil du clocher Saint-Martin, rappelant que le Carnaval n'existerait pas sans le Carême.
-la blanquette : le café, temple de Bacchus, où les pierrots viennent se recharger en blanquette loin des yeux du public.
-l'amour : en la personne de la callipyge Vénus surmontant la fontaine, accompagné de cupidons qui chevauchent des dauphins.
II - Eloge du gras
Limoux est une capitale du diétitiquement incorrect. A l'époque où nos contemporains se ruinent la santé à faire des régimes souvent peu efficaces, le Limouxin et le carnavalier en particulier assument leurs rondeurs ! Bel exemple d'auto-dérision.
La sortie de 11 heures des Aïssables
C'était justement le thème de la sortie de 11 heures des Aïssables dimanche dernier. Un chapiteau monté en pleine rue indiquait fièrement "Clinique Dukon", et des dessins évoquaient le régime alimentaire préféré du Carnavalier ! A 40 kilos, le carnavalier est débutant ; à 80, confirmé ; à 120, il est digne d'entrer dans la bande des Aïssables !
Certes, c'est un Simpson, mais l'honneur audois est sauf : il boit de la blanquette
Peu après, la bande arriva : grâce aux bons soins des infirmières et des docteurs, chacun des masques ressortit de la clinique improvisée avec quelque chose en plus : un sumo flétri sortit rond comme une boule, un cannibale se vit doté des avantages érectiles dont la nature l'avait privé, etc. Tout l'inverse du less is more si cher à nos contemporains ; le Carnaval, c'est more and more !
La joyeuse équipe de la Clinique Dukon !
Il n'est sans doute pas fortuit que ce "régime Dukon" caricature le régime Dukan, régime fondé sur les protéines et la viande... Carne-aval, la fête de la chair, dit une étymologie sans doute plus évocatrice qu'exacte.
Sous le signe du Cochon
Pendant cette sortie, des masques déguisés en Laurel et Hardi cuisiniers distribuaient des morceaux de saucisse au public ravi... A noter qu'une dame qui refusait ce présent culinaire en a reçu un bout dans son sac à main ! Il est des cadeaux qu'on ne refuse pas ! Cette sortie ne faisait en cela que perpétuer la tradition carnavalesque de consommation d'aliments gras, de préférence de la cochonaille...
Sa Seigneurie Verrat premier...
Toutefois, à Limoux, le cochon n'est pas seulement l'invité temporaire du Carnaval, mais une véritable notablité en ville. L'une des spécialités de Limoux est en effet la fameuse fricassée, délicieux ragoût fait à base d'abats de porcs et de marc de blanquette... Fondant et goûteux à souhait. Le cochon est ici l'animal-roi, plus que le lion, et les charcutiers lui dédient même des blasons à la devanture de leur établissement ! Trois boudins en sautoir, au-dessus d'un élégant suidé qui s'avance d'un pas bonhomme.
III - Esprit du Vin
On pourrait croire que le Carnavalier, soumis à ce régime, se traîne. Or, il faut avoir vu, par exemple, la bande des Aïssables : ces grands escogriffes savent faire preuve d'une grâce étonnante, qu'il s'agisse de danser ou de manier la carabène... Mais quel est leur secret ? L'entraînement ? Peut-être aussi le carburant blanquette.
Pierrot profitant d'un coin de parapluie...
Il faut dire que lors de leur tour de place, les Pierrots disparaissent momentanément dans l'arrière-boutique des cafés où se jouent les mystères réservés aux initiés de Bacchus... Le plus difficile étant sans doute de cumuler l'ivresse réelle ou feinte avec la conduite du spectacle qui peut durer plusieurs heures. Etonnament, ils y arrivent...
Terroir de la blanquette de Limoux, La Bezole
Il n'est pas jusqu'à la vieille réclame pour un peintre en bâtiment, dans la rue limouxine de la Carrasserie, rencontrée au hasard d'une promenade, qui n'évoque la dive bouteille !
IV - Carnaval et religion
Saint Martin et les Goudils
Carnaval et religion ne font pas toujours bon ménage...L'Eglise a voulu jadis l'interdire, et les carnavaliers n'ont pas manqué de la caricaturer, comme les Arcadiens qui mirent en scène naguère une visite du Pape Jean-Paul II, au grand dam de certains paroissiens dit-on...
Pourtant, l'ombre portée de la religion est là. Pas de Carnaval sans Carême, pas d'abondance sans privation ! Les contraires ne peuvent exister l'un sans l'autre. Certains symboles religieux semblent aller dans un sens carnavalesque. Prenons par exemple le saint protecteur de Limoux, Saint-Martin. C'est le saint qui partage son manteau avec le pauvre, qui va donc mal vêtu et s'apparente ainsi des Goudils, les autres acteurs indispensables du Carnaval de Limoux (ci-dessous). Ces masques vêtus de loques et de vieux habits, incarnation de la gueuserie feinte, représentent un peu le pauvre auquel Martin a donné la moitié de son manteau.
Le Goudil (à gauche) s'impatiente... La mène n'est pas assez rapide !
Daniel Fabre rapporte dans la fête en Languedoc des exemples de graves hommes politiques et magistrats publics qui trouvèrent jadis dans le déguisement du Goudil, clochard d'occasion, un exutoire à un désir de Carnaval incompatible avec leur gravité de personnage public ! Car même si celui qui l'incarne n'est pas pauvre lui-même, le Goudil, c'est la figuration héroïque du pauvre, du marginal, du déclassé... Celui que les bien-pensants veulent débarbouiller, éjecter des villes ou embrigader. Le pauvre fier et irrespectueux, Antisthène ou Diogène le Cynique. Cassé par la vie - le goudil représente souvent un homme chenu ou mieux, une vielle dame indigne - mais souverainement libre de tout faire dans la magie de Carnaval !
Précisément, que trouve-t-on au centre de la place où les Carnaliers défilent ? L'effigie de Saint Martin avec son pauvre, les deux mal vêtus (ci-dessous). Aucun hasard là-dedans, une profonde cohérence symbolique au contraire...
Saint Martin... et le premier Goudil de l'histoire ?
Les Noces de Cana
Si l'on poursuit sa promenade vers l'Eglise de la cité, également dédiée à Saint-Martin, une autre découverte nous attend. On pourrait croire qu'en ce noble lieu tout esprit carnavalesque est aboli... Or, parmi les scènes représentées sur une série de tableaux du XVIIe siècle figure le miracle de la fête et de l'abondance par excellence, celui des Noces de Cana...
Les Noces de Cana, oeuvre du XVIIe siècle
conservée à l'église Saint-Martin
Tout y est : la servante chargée de plats, au corsage gonflé comme Dorine ; la mariée, un peu pompette, dans tout l'éclat de sa chair jeune, blanche et bien nourrie, les cheveux couronnés de fleurs ; le Christ qui multiplie les pains et change l'eau en vin, a comme un fin sourire aux lèvres ! Comme quoi la chair et l'esprit peuvent faire un bout de chemin ensemble... Quelle religion convient mieux au Carnaval que celle de l'Incarnation, après tout ?
V - Circumambulations
En définitive, qu'est-ce qu'une sortie de Carnaval de Limoux ? Une sorte de tour dansé autour de la place. L'idée de rond, de circularité est essntielle dans le carnaval de Limoux. Les pierrots, comme la terre autour du soleil, tournent autour de la place, mais ce faisant tournent aussi autour d'eux mêmes en dansant. Cette circumambulation est l'image cosmique essentielle évoquant les révolutions des planètes... Rituel que l'on retrouve dans toutes les civilisations.
Le pierrot est en effet une lumineuse étoile, ou plutôt le météore d'un jour, que l'on vient voir à heure fixe tous les ans, un
peu comme une comète.
Bref...
Une seule chose à dire... Allez au carnaval de Limoux ! Défoulement, rire, bonne humeur et bonne chère garanties !