Dans le sud-ouest, lorsque l'on parle de "Naurouze", on évoque généralement le partage des eaux du Canal, ou l'obélisque construit à la gloire de Riquet sous la
Restauration. Peu de personnes savent que ce monument fut bâti sur des roches autrefois fameuses, les pierres de Naurouze chantées par les troubadours, source de maintes légendes
! En voici quelques-unes...
Un lieu chargé d'histoire
Le col de Naurouze est un lieu de passage depuis l'Antiquité. Près de là se trouvait l'agglomération gallo-romaine d'Elusio(dunum), où l'on a retrouvé, entre
autres, les vestiges d'une nécropole et d'une basilique paléochrétienne (IVe s.). Riquet, au XVIIe siècle, y fait amener par la Rigole de la Plaine les eaux destinées à l'alimentation
du Canal Royal de Languedoc. Encore au XIXe siècle, les pierres de Naurouze ont vu la défaite du maréchal Soult face aux Anglais (1814).
Toponymie
On appelait ces roches Pierres de Naurouze ou Pierres d'Alzonne. Ce toponyme réfère non au village connu sous ce nom aujourd'hui, mais à un lieu
situé sous la butte de Montferrand (où existait d'ailleurs une chapelle Saint-Pierre d'Alzonne).
Le terme de Naurouze viendrait, selon René Nelli, de l'occitan aurosa (venteuse), selon Lucien Ariès de l'expression En Aurousa
(en indiquant un toponyme, aurosa le zéphir). Le toponyme est donc en relation avec le vent, qui souffle parfois avec violence.
Quand à Alzonne, ce mot, peut-être dérivé du nom de l'ancienne Elusio (L. Ariès) se rattache selon Ernest Nègre (Les noms de lieu en
France) à une racine pré-celtique désignant l'eau : la dénomination serait donc non seulement plus ancienne que celle de Naurouze, mais encore d'une fabuleuse
antiquité qui se perd dans les brumes de la mémoire...
On ne sait quand le nom de Naurouze a supplanté celui d'Alzonne, vraisemblablement entre le XIIIe et le XVIe siècle selon les témoignages
écrits rassemblés par René Nelli. Lucien Ariès, dans un article récent, fait état d'un texte du XVe siècle évoquant "la roche de Nau Rosa"
(Dame Rose) :
"Quant la rocha de Nau Rosa sera en unha, lo moundo perdra vergonha".
mais il semble que ce soit une mauvaise coupure effectuée par le copiste. Toutefois, il y a une certaine logique à évoquer dans ce contexte érotique la rose,
symbole de l'amour... Erreur intentionnelle ?
Nature
Géologiquement parlant, les pierres de Naurouze sont en fait de gros blocs de poudingue, le "béton" naturel, dégagés par érosion éolienne.
S'élevant dans un paysage de plaine, il était fatal qu'elles finissent par attirer l'attention de nos ancêtres. Il faut savoir que ces pierres semblent, de l'extérieur, séparées par des
intervalles. La plupart des légendes concernant ce lieu semblent remonter au moins au Moyen-âge. Lorsque les pierres se confondront pour ne former qu'un seul bloc, ce sera le signe de la fin du
monde prochaine...
Vue aérienne du site (Monuments historiques),
où l'on aperçoit nettement les blocs de poudingue
A l'époque des Troubadours : pierres de touches de la constance féminine
La lyre des Troubadours était très vaste, et s'ils savaient chanter la beauté ou l'amour, il leur arrivait aussi de pratiquer l'ironie et la satire... En
l'occurence, elles s'exercent aux dépens des dames du temps jadis. Voici ce qu'écrit au XIIe siècle Raimon de Miraval (troubadour qui était aussi co-seigneur du château de
Miraval en Cabardès), cité d'après René Nelli :
Que mi dons es a semblan de leona.
Ar sai que s'tocan las peiros d'Alzona
Pus premiers pot intra cel que mais dona.
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... Car ma Dame est semblable à une lionne.
Maintenant je sais que les pierres d'Alzonne se touchent,
puisque celui-là peut entrer en premier qui donne devantage.
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Voilà qui donne une image du troubadour bien différente de l'amoureux en collants, transi et mièvre, que l'on imaginait au XIXe siècle !
D'après L. Ariès, Raimon aurait écrit ce tercet contre Azalaïs de Boissezon qui lui aurait préféré un autre amant, sans doute moins dépourvu du nerf
nécessaire...
Aux XVIe et XVIIe siècles : l'oeuvre d'une géante ?
Une autre légende est attestée au XVIe siècle, lors de la visite de Charles IX (qui régna de 1560 à 1574) en Languedoc. Rabelais a déjà conté les aventures des
géants Pantagruel et Gargantua. Et voici que, quelques années après, on rapporte que les roches de Naurouze ont été déposées par une dame, qui a prédit que
"lorsque ces pierres viendraient à se joindre, les femmes perdraient toute honte et vergogne et le jour du Jugement
arriverait après".
On voit qu'au motif des femmes vient s'adjoindre une angoisse de fin du monde, qui n'est pas totalement déplacée en cette époque angoissée des Guerres de
Religion. Au XVIIe siècle, dans l'oeuvre de Catel, le motif se précise : la dame s'appelle Naurouze.
La version la plus détaillé de la légende à la Renaissance a été donné par René Nelli, extraite des Trois livres des amours (1550), oeuvre latine de
l'humaniste carcassonnais Pierre Godefroy.
"Et fabella vulgi apud nos est, mulierem quandam nomine Aurosam [...] oneratam lapidibus olim properasse ad extruendam Tolosam : et cum in via jam exstructam audiret, lapides eo loci,
ubi nunc ostenduntur, disjecisse simulque praedixisse futuras tum mulieres imprudentes, cum disjecti lapides juncti essent. "
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Il est chez nous une fable du vulgaire, qui dit qu'une femme nommée Aurouze, chargée de pierres s'en allait jadis construire Toulouse: et parce qu'en chemin elle apprit que la ville
était déjà construite, elle laissa les pierres au lieu où elles sont aujourd'hui, et en même temps elle prédit que les femmes deviendraient impudiques, le jour où les pierres disjointes
seraient réunies.
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D'après R. Nelli, il y aurait là une étymologie fantaisiste : Naurosa devenant Na Aurosa, "Dame Aurouze" en occitan.
Le projet avorté d'une ville nouvelle au XVIIe siècle
Riquet, au XVIIe siècle, eut l'idée géniale d'amener l'eau de la Rigole à Naurouze pour alimenter le Canal. Naurouze est
le point le plus élevé du Canal, à partir duquel l'eau descend par paliers successifs (les biefs des écluses) vers la Méditerrannée ou l'Océan. Pierre-Paul Riquet souhaitait construire,
autour du bassin qui existait jadis à Naurouze, une ville nouvelle chargée de symboles à la gloire de Louis XIV. Le projet était réellement ambitieux. Mais une construction
symbolique associant l'oeuvre de Riquet aux destinées de la monarchie française ne sera élevée que sous la Restauration.
La construction de l'obélisque (1824-1827)
En effet, l'obélisque fut inauguré sous le règne de Charles X (1824) par les descendants de Riquet, la famille de Caraman, et terminé en 1827. Personnellement,
je trouve que ce monument a quelque chose de caricaturalement phallique, ce qui est amusant quand on se rappelle la légende des pierres évoquant les femmes dévergondées ! La verticalité
abrupte du monument choque un peu dans le paysage tout en rondeurs et en douceurs de ce coin du Lauragais. Toutefois, j'apprécie le contraste entre l'aspect rugueux et irrégulier des pierres
et l'aspect lisse de l'aiguille de pierre.
Pourquoi un obélisque ? L'égyptomanie qui régnait encore sous l'Empire, une dizaine d'années auparavant, en est la cause probable ! Outre le profil
de Riquet, on y voit un bas-relief allégorique : la nymphe de la Montagne Noire verse ses eaux dont la moitié va vers l'Océan figuré par Neptune (reconnaissable à son trident), et l'autre
vers la Méditerranée représentée par Vénus (référence au mythique Portus Veneris devenu Port-Vendres ?).
Bref...
Etonnant destin de celui de ces légendes qui, sans cesse reprises, se métamorphosent et s'enrichissent au fil des siècles. Des troubadours aux humanistes, on
aperçoit sans doute quelque continuité dans la misogynie...
Ces quelques légendes semblent être le reflet déformé de l'importance de ce lieu dans l'imaginaire de jadis. Lucien Ariès évoque ainsi la présence d'une source
miraculeuse, "la Font d'Alzona" dans les environs de la pierre.
Lieu de passage, lieu de combats depuis des millénaires, il est de ceux où se cristallise l'aspiration au sacré et où se joue le destin des peuples, à tel
point que les rois de jadis on voulu y laisser leur empreinte... Songez-y quand vous irez vous y promener !
Liens
Article de Lucien Ariès sur les pierres de Naurouze (Couleur Lauragais, 2009)
Article de Lucien Ariès sur l'étymologie de "Naurouze" (association ARBRE)
Sources.
1872 - Docteur Noulet, "Les pierres de Naurouze et leurs légendes".
1899 - Gaston Jourdanne, Contribution au Folklore de l'Aude.
1947 - René Nelli, "Les Pierres de Naurouze", Revue Folklore, n. 49.
2008 - Lucien Ariès, Les noms de lieux en Lauragais.