Le geste.
Ses seins sont simplement suggérés par deux petit ronds, et d’un geste semblable à celui d’une dame de la Renaissance sur un tableau bien connu, elle touche son
propre sein de l’index la main droite, geste que l’artiste anonyme a représenté avec beaucoup de détail. Quel peut être le sens de ce geste ? S’adresse-t-il au spectateur, ou au serpent
qui se trouve à côté de la sirène et semble fixer sa poitrine ? On sait en effet que de nombreuses œuvres d’art, notamment à l’époque romane, montrent des femmes qui allaitent des serpents
ou des crapauds, et la tradition populaire a toujours suggéré, dans le sud de la France, que le serpent était friand de lait, au point de venir le boire dans les étables. Retenons néanmoins la
portée provoquante du geste, et l’association de la séduction au mal (le serpent).
Le regard et la fascination.
Mais le plus fascinant dans la sirène est son regard. L’artiste a utilisé une économie de moyen maximale : les yeux de la sirène sont formés de deux cercles
concentriques. Mais ce regard, adressé directement au spectateur, semble chargé d’une facination magique. Il est porteur à la fois de séduction et de mort. Comment ne pas penser au croyances
anciennes qui attribuent au regard des prostituées, ou des femmes menstruées, des effets nocifs (par exemple, ternir les miroirs). Ou à une autre croyance selon laquelle le maléfice, le mauvais
œil, passe par le regard. Celui-ci est donc laissé à son ambiguïté de séduction et de mort. C’est une image de la femme fatale que nous avons donc ici, dont le pouvoir de séduction s’exerce
avant tout par le regard.
La sirène au miroir.
D’ailleurs, autre élément symbolique lié à la vision, la sirène porte un disque que l’on peut associer au miroir, symbole de la coquetterie, du narcissisme
coupable. La tradition ne dit-elle pas que le diable apparaît lorsqu’une femme se regarde nue dans un miroir ? Le regard porté vers le regard nu et séduisant, que ce soit le coup d’œil
concupiscent du spectateur, comme la contemplation narcissique de la belle elle-même, est l’objet de la même réprobation dans la mentalité ancienne.
La présence de l’oiseau suggère peut-être aussi une autre fascination : celle du chant, que suggèrerait ainsi le langage muet de la sculpture. En effet, les
sirènes sont réputées depuis toujours pour leur chant qui égare les marins. Et le geste de la sirène ne mobiliserait-il pas un autre sens, le toucher ? C’est donc une image d’une
sensualité extrême et provocante que cette figuration du péché.
Le basilic.
Un autre élément de la pierre semble confirmer l’interprétation liée à la fascination du regard. Sous la sirène, on remarque un étrange animal. Il ressemble à un
coq, sauf que son corps se termine par une queue de serpent. Sa tête est ornée d’une crête de gallinacé, mais il ne semble pas avoir de bec mais une simple tête se serpent. Quel peut être le
sens de ce mélange étrange d’oiseau et de serpent, ce quetzalcoalt en quelque sorte ?
La réponse est dans les bestiaires médiévaux. Ceux-ci nous décrivent ainsi le basilic :
« Sa taille est celle d’un demi-pied, et son corps porte des taches blanches, et il a une crête semblable à celle d’un coq. Lorsqu’il avance, la moitié
antérieure de son corps est dressée tout droit, et l’autre moitié est disposée comme chez les autres serpents. » (Brunetto Latini, le Livre du Trésor, vers 1260).
La description semble donc correpondre à l’animal de Ségus : crête de coq, cntraste entre une partie antérieure droite et une partie postérieure serpentine.
Or, le basilic était réputé pour avoir un regard mortel, Latini précise :
« même sa vue et l’odeur qu’il exhale so chargés de venin qui se répand aussi bien de loin que de près […] ; de sa vue il tue les hommes quand il les
regarde, cepenant il ne fait aucun mal à celui qui voit le basilic avant que celui-ci ne l’ait vu ».
Donc, le basilic comme la sirène représentent les pièges du regard.
Le danger du regard séducteur de la femme fatale est suggéré par le regard mortel du monstre. C’ets donc un avertissement que l’artiste anonyme a voulu lancer aux
paroissiens de Ségus… Méfiez-vous du regard enjôleur de la femme…
Le crucifix.
Il est également très beau dans sa naïveté. Ce qui peut pencher en faveur de la grande ancienneté de la pierre de Ségus, c’est que le Christ y est totalement
imberbe, comme par exemple le christ roman de saint-sernin à Toulouse, et contrairement aux Christ gothiques qui sont immanquablement barbus. Néanmoins, dans l’inclinaison du cou, signe d’une
grande souffrance, on est plus proche des crucifix gothiques, insistant sur la souffrance de Jésus, que des Christs romans beaucoup plus sereins.
Le crucifix surmonte un serpent : signe bien sûr de la victoire du Christ sur le mal. Ce qui est étonnant, c’est le regard doux que l’artiste a prêté au
Christ expirant, en contraste total avec l’agressivité de celui de la sirène.
Les pièges du regard.
Donc, cette pierre mystérieuse est porteuse d’une symbolique et d’une culture plus approfondies que ce qu’il paraît au premier regard. Il s’agit de symboliser la
séduction du mal et du péché, tout autant que la valeur rédemptrice de la mort du Messie. Voilà un langage silencieux simple et d’une grande efficacité. L’artiste nous replonge dans l’évocation
des croyances anciennes relatives au regard et au mauvais œil, si présentes jusqu’à une date récente dans les campagnes, comme dans la culture savante de la Renaissance.
Les dames des eaux et leur mystère.
Il faut également évoquer les légendes locales des daunas d’aygo (dames des eaux), sorte de fées associées aux fontaines, et qui séduisaient parfois des
mortels. Faut-il les reconnaître dans la sirène de l’église de Ségus ?
L' étrange pierre d'Oô, conservée aux musée des Augustins de Toulouse, représente une femme allaitant un serpent qui sort de son sexe. Les spécialistes sont divisées sur l'interprétation de
cette scupture, qui pourrait dater du moyen-âge et signifier la réprobation de la luxure, ou bien être la représentation d'une divinité féminine païenne ayant pour parèdre un dieu serpent,
comme la déesse Mari dans la mythologie basque, ou Pyrène qui, d'après une légende, aurait accouché d'un serpent après le départ d'Hercule.
La sirène de Ségus serait-elle ainsi une ancienne déesse déchue au rang de symbole de l'impureté? Hypothèse séduisante, mais qui sait...
Bibliographie.
L'inévitable Panthéon pyrénéen.
Charbonneau-Lassay, Le bestaire du Christ.
Bestiaires du Moyen-âge, anthologie de Gabriel Bianciotto, Stock.