"Lustucru": un nom qui évoque une marque de pâtes bien connue des Français... Les vieilles publicités de la marque (ci-contre), ainsi que la chanson de "la Mère Michel" (vers
1820) nous apprennent l'existence d'un "père Lustucru".
C’est la Mère Michel qui a perdu son chat
Qui crie par la fenêtre à qui le lui rendra.
C’est le père Lustucru qui lui a répondu:
Allez la Mère Michel vot’ chat n’est pas perdu.
Ennemi des innocents félins, le personnage n'avait pas grand-chose pour plaire. Hélas, je crains avoir à verser des pièces encore plus accablantes au dossier. Le personnage semble avoir dans
son passé, torturé de pauvres femmes et terrorisé les enfants de Narbonne et de Montpellier...
Lustucru, bourreau de femmes au XVIIe siècle
Les plus anciennes mentions et représentations de Lustucru datent du XVIIe siècle. Il est devenu célèbre principalement par une série de gravures qui le mettaient en scène, au cours des
années 1660. D'après le témoignage du mémorialiste Gédéon Tallemant des Réaux
"quelque folâtre s'avisa de faire un almanach où il y avait une espèce de forgeron grotesquement habillé, qui tenait avec des tenailles une tête de femme, et la redressait avec son marteau.
Son nom était L'eusses-tu cru, et sa qualité, médecin céphalique, voulant dire que c'est une chose qu'on ne croyait pas qui pût jamais arriver que de redresser la tête d'une femme".
Voici donc l'énigme du nom élucidée. Lustucru est "l'eusses-tu cru", le médecin qui ne peut exister, car nul ne peut redresser la tête d'une femme... Il faut se reporter au contexte de l'époque.
Le mouvement de la préciosité a commencé à donner aux femmes des aspirations à la culture, à plus de considération, qui ne sont guère du goût de tout le monde...
La gravure décrite par Tallemant a été conservée. On y voit des femmes traînées de force chez "l'opérateur céphalique" par leurs maris, qui promettent des pourboires aux forgerons s'ils font
diligence... La légende précise l'efficacité de la méthode employée par Lustucru et ses assistants.
De quelque qualité que leur tête pusse [sic] être
Nous y mettrons si bien la lime et le marteau
Que la lune en son plein fût-elle en leur cerveau
Au sortir de chez nous vous en serez le maître.
Un âne, symbole du cocuage, "chargé de fourberie" apporte de paniers remplis de têtes de femmes. Femmes fourbes, bavardes, lunatiques, désobéissantes, infidèles, ou bien, selon la légende vraies
"diablesses"... La misogynie traditionnelle s'exprime ici, et Lustucru en est le champion. On peut le voir vêtu d'un béret, tenant d'une main une tête de femme avec des tenailles, et de l'autre
abattant un marteau. Il y a peut-être aussi une apologie de la violence conjugale (dont on sait à quel point elle est meurtrière, encore aujourd'hui).
Les femmes vengées de Lustucru
Sur une gravure de 1663 (La grande destruction de Lustucru par les femmes fortes et vertueuses), c'est au tour des dames de donner une bonne leçon à Lustucru. Sur cette gravure,
l'encéphale du pauvre forgeron est impitoyablement broyé à coup de marteau, tandis que les femmes décapitées par Lustucru retrouvent enfin leur tête... Symbole de la femme enfin maîtresse de sa
vie ?
Les aventures d'un mot
Ce Lustucru semble en fait avoir été un personnage de Carnaval et un géant. Le terme, au XVIIe siècle, était devenu synonyme de vaurien d'homme vil, honteux, méprisable; c'était une insulte.
D'ailleurs, les paysans révoltés du Nord de la France, en 1662, étaient connus sous le nom de "Lustucrus" : nom qui signifiait bien le mépris qu'on portait à ces pauvres crève-la-faim. Au XIXe
siècle, le terme de "lustucru" s'est affadi, et désigne un innocent, un niais selon Charles Rozan.
Lustucru bourreau d'enfants
Hasards de la tradition orale et du colportage ? On
retrouve Lustucru au siècle dernier dans une berceuse destinée à effrayer les enfants de Narbonne et Montpellier.
C'est le Grand Lustucru qui passe
Qui passe et qui repassera
Emportant dans sa besace
Tous les petits gars qui ne dorment pas.
Voilà donc notre opérateur céphalique transformé en croquemitaine ou en ogre... Comme si cela ne suffisait pas, d'autres couplets étaient encore plus terribles.
Quelle est cette voix démente
Qui traverse les volets ?
Non, ce n'est pas tourmente
Qui passe sur les galets.
C'est le Grand Luctucru qui gronde
Qui gronde et qui grondera.
D'après un témoignage, cette chanson terrorisait les enfants ! Un bon moyen pour les calmer avant d'aller au lit...
Du géant au vendeur de pâtes
Un personnage aux multiples formes, porté par la tradition orale. Tous les
avatars de Lustucru ont des points communs : c'est une figure caricaturale du mâle adulte, qu'il soit père ou du mari. Il est grand et puissant, mais abuse de sa
force. Il est violent, s'attaque de préférence aux femmes et aux enfants. C'est un forgeron difforme, puissant et potentiellement cocu comme le Vulcain de la mythologie., Il est
le fantoche grotesque et ridicule dont les époux menacent leurs femmes et les mères leurs enfants.
Pourquoi en avoir fait la mascotte d'une marque de pâtes ? Tout simplement parce qu'avec le temps, le personnage avait perdu ses aspects sombres, était devenu sympathique, synonyme de rire...
Peut-être aussi parce que Lustucru était resté malgré tout une figure de géant. Utiliser son image, c'est suggérer, inconsciemment, que les nouilles sont assez nourissantes pour vous
rendre aussi fort que lui... Les publicitaires ont toujours été forts pour ces associations d'idées.
L'idée d'utiliser Lustucru dans la réclame des pâtes semble venir de l'illustrateur Forain, à l'issue d'un concours ayant mobilisé plusieurs dessinateurs. Voici ce que dit le site de la
marque.
"Parmi plus de 300 envois, le projet Synave est retenu. Il représente une boîte de pâtes alimentaires décorée d’un damier bleu et blanc. C’est raconte-t-on lors de la remise des prix au
restaurant Ledoyen, que, dans l’euphorie générale, Forain lance le nom de Lustucru, personnage de fantaisie issu de la culture populaire française. Forain dessine également la silhouette joviale
du Pèr’Lustucru qui va personnaliser la marque durant de nombreuses années."
Le forgeron croquemitaine s'est mué en bon vivant rigolard !
Vu par Robj en 1929
Petite chronologie du Père Lustucru
1660. Premières gravures où Lustucru apparaît.
1663. "La grande destruction de Lustucru par les femmes fortes et vertueuses".
v. 1820. Apparaît dans la chanson la Mère Michel
1911. Une fabrique de pâtes grenobloise, Cartier-Millon, prend le Per'Lustucru comme emblème.
Sources
1860. Ch. Rozan, Petites ignorances de la conversation (3e éd.).
1940. G. Brizard, "La légende de Lustucru", Revue de folklore français et de folklore colonial.
1984. J.-P. Piniès, Croyances populaire des pays d'Oc.
Site de la marque Lustucru
Illustrations
Gravures du XVIIe siècle, extraites d'un site canadien sur le mariage sous l'Ancien régime
Vieilles réclames pour les pâtes Lustucru, empruntées aux
sites : Allposters.com, Chicago center for the print. et ce site sur les loisirs créatifs.