Parmi les animaux mythologiques d'Occident, le cerf occupe une place de choix. Sa majesté naturelle, sa force, son mystère en ont fait au cours des temps le symbole des dieux, des rois, des sorciers...
Ce n'est pas sans raison. Le cerf, l'animal (cervus elaphus), a tout pour étonner. Imposant, il n'hésite pas à attaquer l'homme. Il y a mieux encore : plusieurs de ses propriétés le mettent comme naturellement en rapport avec les idées de vie et de fécondité. Ses bois chutent et regénèrent tous les ans aux printemps, image de la renaissance. En automne, pendant la période du brâme, il est également capable de couvrir plusieurs dizaines de biches, ce qui en fait aussi un symbole de l'énergie sexuelle...
De la nature à la culture, entrons donc dans les ténèbres de la mémoire, à la recherche de cette divinité morte.
I
PETITE MYTHOLOGIE DU CERF
(PREHISTOIRE ET ANTIQUITE)
L'ère paléolithique
L'ère paléolithique est celle de l'homme chasseur, qui bien sûr aura un commerce privilégié avec les grands ongulés. Il est sidérant de constater qu'alors que notre civilisation occidentale moderne peut à peine se vanter de 2000 ans d'existence, l'art paléolithique s'est étendu sur une vingtaine de millénaires. Beaucoup d'hypothèses ont été formulées quant au sens des peintures paléolithiques, depuis l'abbé Breuil jusqu'à André Leroy-Gourhan.
Pour ce dernier auteur, la symbolique de l'art préhistorique est essentiellement sexuelle ; le cerf est un symbole de virilité, une incarnation de la puissance sexuelle masculine.
Cerfs gravés sur le bâton de Lortet
Une autre théorie est celle de Jean Clottes, celle des "chamans de la préhistoire". Une grotte ariégeoise, celle des Trois-Frères, contient une peinture énigmatique, datant du Paléolithique supérieur, et qui fut découverte par le comte Bégouen et l'abbé Breuil. Il s'agit d'un cerf ou renne, dressé sur les pattes arrières pour ressembler à un homme, et qui en guise de sabots, possède des pieds et des mains humaines.
Par comparaison ethnographique, on a pu rapprocher cette peinture de rituels existant chez des populations eurasiennes, où le chamane en transe accomplit des tâches dans l'autre monde, sous l'apparence d'un animal à corne. Ainsi, chez les Evenks de Sibérie, le chamane revêtait pour ces cérémonies, encore au XXe siècle, un costume en peau d'élan et de Renne. Les chamanes toungouses, d'après un dessin du XVIIIe siècle, officiaient avec un costume surmonté de cornes de grand mammifères.
Les Celtes: sous le signe de Cernunnos
D'innombrables millénaires, silencieux pour nous, s'écoulent... Voici le temps où les Celtes arrivent en Gaule.. Ce sont les peuples qui nous ont laissé les témoignages les plus évidents de l'existence d'un dieu cerf, malheureusement quoique n'ignorant pas l'écriture, les druides ne transmettaient leur savoir qu'oralement... Nous en sommes réduits à interroger objets et représentations.
Plusieurs sculptures évoquent un dieu Cernunnos. Son nom évoque, par son étymologie, une racine en rapport avec l'idée de corne (keras en grec, cern, carn en gaulois). Sa représentation la plus connue est celle du pilier des Nautes à Paris (ci-dessus), où son nom est écrit en toutes lettres. Sur la pierre, les traits d'un vieillard dont le crâne s'orne de deux bois de cervidé. Les spécialistes de mythologie ont rapproché cette représentation d'autres oeuvres celtes, où l'on aperçoit également des personnages cornus, peut-être identifiables à Cernunnos. Certaines le montre distribuant pièces ou graines; il semble être, pour Emile Thévenot, le dieu terrien des richesses. On peut supposer qu'il était l'équivalent des deieux romains Pluton ou Dis Pater.
L'élément le plus frappant est que ce dieu est tantôt représenté jeune et imberbe, tantôt âgé et flanqué d'une longue barbe. D'après Anne Lombard-Jourdan, cette dualité est significative, dans la mesure où, pour nos anciens, la chute des bois du cerf et leur repousse correspondait à une renaissance, une nouvelle jeunesse pour le cerf coincidant avec le début du printemps et le renouveau de la nature. Le jeune et l'ancien n'étaient donc que deux états successifs du même dieu.
Le bestiaire romain et le dieu gaulois
Un rapprochement peut d'ailleurs être fait avec ce que les auteurs latins, Pline et Lucrèce principalement, nous disent du cerf. D'après eux, à chaque printemps, le cerf fait sortir le serpent de sa tanière en soufflant de ses naseaux, puis le broie en le piétinant et le mâchant. La légende est évoquée encore au Moyen Age par Isidore de Séville et Gaston Phébus. Selon plusieurs auteurs, en consommant le venin du serpent puis en buvant de l'eau, le vieux cerf est purgé de toutes ses vieilles maladies et comme régénéré.
D'après Anne Lombard-Jourdan, ce récit peut être rapproché des représentations de Cernunnos, qui est souvent accompagné d'un serpent, et cela dès sa plus ancienne représentation connue, au Val Camonica en Italie (IVe s. av JC, ci-contre).
II
DU MOYEN-AGE A L'EPOQUE MODERNE
RECUPERATIONS DU MYTHE
La christianisation du mythe
La légende du cerf est bientôt christianisé. Le cerf qui se régénère en buvant sera l'image du renouveau apporté par le baptême ; le cerf mangeur de serpent deviendra le Christ qui tromphe de Lucifer ; encore une fois, le propre du christianisme est d'adapter des symboles antérieurs en leur conférant un nouveau sens.
Ce processus de syncrétisme est particulièrement frappant dans les mythes de saints liés aux cerfs, dans les légendes de Saint
Edern, Saint Hubert (ci-dessus, manuscrit français médiéval) ou encore Saint Julien l'Hospitalier : le christ apparaît la plupart dub temps à ces chasseurs impénitents sous la forme d'un cerf
pour les appeler à la conversion.
Mais la plus belle version médiévale du mythe du cerf est celle que contient la Queste del saint Graal : Perceval, Galahad et Bohort suivent un cerf blanc jusqu'à un hermitage ; le cerf se tranforme en un roi sur un trône qui disparaît ; l'ermite explique alors qu'il s'agit d'une figure de la résurrection du Christ. Etrange parfum syncrétique pagano-chrétien que celui de ces légendes arthuriennes...
L'image médiévale du grand cerf blanc a été illustré par une mosaïque dans l'église de Tréhorenteuc, en forêt de Brocéliande, où
un curé féru de mythes arthuriens la fit représenter au milieu du XXe siècle (ci-contre).
Une résistance à la christianisation ? Coutumes funéraires et mythes carnavalesques
Toutefois, le mythe n'est pas entièrement christianisé. A travers les coutumes, le respect envers le cerf perdure.
Premièrement, les archéologues ont noté, pendant l'époque mérovingienne et au Moyen Age, la présence de bois de cerf dans les tombes. Coutume qui révèle la persistance de la croyance au caractère psychopompe attribué à l'animal (qui escorterait les âmes dans l'au-delà).
Ainsi le mythe perdure, fût-ce de manière parodique à travers les fêtes de Carnaval. En effet, les déguisements de cerfs sont attestés dès les premiers siècles chrétiens, et interdits par l'Eglise. Dans cette logique carnavalesque qui subvertit tous les idéaux, les bois de cerfs deviennent les attributs privilégiés du mari cocu. Au XVIIe siècle, le mari de Madame de Montespan, voulant protester contre la relation adultérine de Louis XIV et de son épouse, fera orner de bois de cerfs son carosse pour exposer à tous le scandale de l'inconduite du monarque !
Symbole monarchique au temps des Valois
La récupération religieuse du cerf n'est pas la seule ; on peut également parler d'une récupération monarchique. Le cerf fut tout au long du moyen-âge un symbole de justice du pouvoir ecclésiastique ou laïc.
Puis, plusieurs rois de France de la Renaissance ont fait du cerf un élément essentiel de leur héraldique personnelle. Le premier fut sans doute l'étrange Charles VI, le roi fou, qui fit figurer le cerf blanc et ailé porteur de couronne, qu'il aurait vu en rêve, dans des manuscrits enluminés contemporains (ci-contre). Plus tard, François premier et Henri II reprirent le symbole.
La nymphe de Fontainebleau sculptée par Benvenuto Cellini pour le premier de ces monarques met en scène un cerf, figure du roi, ainsi qu'en atteste la salamandre placée au-dessus de la tête du cerf (ci-dessous).
III
L'AGE CONTEMPORAIN
GLOSES SUR LE MYTHE
Spéculations modernes : le dieu cornu
Certains spécialistes des mentalités n'ont pas hésité à formuler une hypothèse audacieuse, celle d'un dieu cornu, dieu de la fécondité adoré en secret et qui aurait été le dieu des sorcières, confondu ensuite avec le diable par les Inquisiteurs et autres juristes. Spéculations stimulantes, mais assez aventureuses.
Le dieu cerf de Miyazaki
C'est peut-être en se fondant sur l'idée du dieu cornu que le grand artiste japonais Hayao Miyazaki propose sa propre version du dieu cerf dans son dessin animé Princesse Mononoké (1998). Appelé Shishi-gami en japonais, celui-ci est le grand esprit de la nature, qui donne tantôt la mort ou tantôt la vie.
Pour donner corps à son idée, le réalisateur japonais a déployé une iconographie aussi étonnante que frappante : son dieu cerf a la forme noctrune d'un gigantesque marcheur, tandis que le jour il apparaît sous la figure d'un cerf monstrueux, dont la face est un visage humain, et dont les bois multiples évoquent la ramure d'une forêt.
Signe de l'opposition irréductible entre l'homme et la nature, les humains, dotés d'armes à feu, finissent par tuer, même si, clin d'oeil au mythe, il finit quand même par renaître dans les dernières minutes du film...
En somme...
Le cerf a tout de ces archétypes immémoriaux dans lesquel chaque époque projette ses idéaux ou ses angoisses. Le mythe se transforme mais ne meurt pas.. Espérance de fécondité, de renaissance après sa mort, le légendaire du cerf dit l'appétit fondamental de l'être humain pour la vie autant que son attachement à une nature trop souvent menacée.
Des hommes paléolithiques à Miyazaki, la rêverie humaine prend sa source dans la nature et y revient finalement.
Liens divers :
Bibliothèque nationale : le cerf dans les manuscrits
enluminés.
Analyse de Princesse Mononoké sur le site Buta
Connexion.
Bibliographie sommaire :
1968. Emile Thévenot, Divinités et sanctuaires de la Gaule.
1971. André Leroy-Gourhan, Les religions de la Préhistoire.
2005. Anne Lombard-Jourdan, Aux origines du Carnaval.
Sources de l'inconographie :
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