Hélène.
Oui, Hélène, je vous l'ai déjà dit : c'est ce que j'aime avec votre sujet, chacun avec ses centres d'intérêts apporte sa pierre à l'édifice : vous avez brillamment lancé le débat comme à l'accoutumée, et chacun y est allé de son angle d'approche. Fée des Agrumes nous a parlé avec pertinence des théories de Cyrulnick sur l'apprentissage du langage, et Promethazine nous a donné d'intéressants renseignements sur le passé de Victor dans les Monts de Lacaune, alors qu'il était encore Joseph...
Ceci dit, cette question d'optimisme ou de pessimisme est, pour moi, loin d'être secondaire. Mais je pense que ce pessimisme n'est pas tant le vôtre, Hélène, que le mien, en fait (je pense que Fée faisait référence à mon propre commentaire sur la société actuelle, plus qu'à vous qui êtes effectivement restée assez neutre en posant les bonnes questions).
En effet, je ne peux me garder d'une certaine question...
C'est peut-être, parmi les interrogations soulevées par Hélène, celle qui reste en suspens, lancinante, et moi elle me taraude :
Qu'est-ce que la civilisation a fait pour Victor ?
N'aurait-il pas été plus heureux, dans un univers hostile, mais auquel, par ses propres moyens, il s'était adapté et où il survivait ?
Serait-il mieux accueilli dans le monde d'aujourd'hui (je pense à un roman de Barjavel, déjà cité par Fée je crois). Il y a finalement un zèle interventionniste pas toujours bien intentionné, dans la civilisation d'aujourd'hui, qui me laisserait craindre le pire pour un Victor du XXIe siècle.
Si le progrès scientifique, au sens d'accumulation des connaissances, est une évidence, je ne crois guère au progrès moral (voir notre XXe siècle...). L'homme est fait d'un bois bien noueux, que l'on peut bien désespérer d'y tailler quelque chose de droit, comme disait Kant (qu'on ne peut accuser d'être un nihiliste de conviction !)
Ps: la patate canapé... Traduit peut-être un peu littéralement, mais peut-être pertinent ! Je devrais peut-être adopter le régime alimentaire de Victor pour perdre quelques kilos...
Abellion.
Mon cher, vous êtes trop modeste: remettez un intitulé qui rend à César...Ce qui lui appartient!(sans lui écraser les pieds, cette fois-ci...) Donc, pour VOUS répondre, Abellion, oui, votre argumentation me remet dans le droit chemin. Vous vous posez la question de ce qu'a, ou aurait fait, la société d'aujourd'hui, pour le bien de Victor?
1- Et si nous posions la question à l'envers: que serait devenu Victor à l'état sauvage? Imaginez qu'il se transforme en homme, qu'il fasse peur? Ou; s'il parvient à vivre seul, peut-être faudrait-il lui adjoindre, comme le Dr Frankeinstein à sa créature, une...fiancée? la solitude lui aurait peut-être pesé...
2- Cela peut dépendre aussi de la personne, (ou les!), qui le prendrait en charge aujourd'hui. Et qu'appelons-nous "une prise en charge?" J'ai l'air de blaguer, mais je vous assure que je suis très sérieuse!
Hélène.
Oui, relançons le débat ! D'abord sur votre 2-
Mais je suis bien certain que vous ne plaisantez pas. Le terme de "prise en charge" me fait penser que Victor serait confié à une batterie de blouses blanches qui le prendraient en charge "techniquement", peut-être en le laissant encore plus seul (au milieu de gens indifférents ou bien intentionnés, mais peu désireux de le comprendre) qu'il l'était dans la forêt...
Imaginons un instant ce qui aurait pu se passer, avec un Victor d'aujourd'hui...
Si un chasseur ne le dégomme pas sans sommations (remember Melba), on enverrait les CRS ou le GIGN, ou l'armée le capturer. Direction un grand CHU parisien.
On aurait eu un Victor dépendant aux sédatifs, une sorte de fantôme semblable à ceux qu'on croise dans les maisons de retraite ou les hôpitaux (ou même dans la rue) ? Réjouissant comme perspective ! Sûr que là, il ne se serait pas enfui: il n'en aurait même pas eu la force...
Ensuite, on donnerait à Victor je ne sais quel extrait de Papaye pour qu'il récupère des couleurs et on appelerait la télévision pour faire une belle démonstration, en disant que le prof Machin (botox, sourire Gibbs et moumoute poivre et sel) a bien su traiter le cas épineux du petit sauvage. Il se porte comme un charme, merci, son électrocardiogramme est normal et on l'a débarrassé de ses vers intestinaux. (Cela ressemble un rien à Orange mécanique, vous ne trouvez pas ?)
Je noircis le trait (mercurialiser mon époque est un de mes travers), mais moi non plus je ne blague pas. Je pense qu'aujourd'hui, cela se passerait à peu près comme cela. La technique a-t-elle remplacé le désir de comprendre l'homme, de faire face à sa douleur ? Peut-on faire face à la douleur d'un être humain inachevé, comme Victor, par de pures réponses techniques qui sont celles dont notre temps abuse ?
Puisqu'il est inoffensif, des hommes politiques et des penseurs médiatiques viendraient lui gratter la tête devant les caméras, en cherchant chacun dans ce petit être la confirmation de son petit système.
Y aurait-il un Itard, qui, malgré sa maladresse, prendrait Victor chez lui et lui accorderait le temps et la patience nécessaire pour le comprendre tel qu'il est, avant de le traiter? Sans doute pas, les gens aujourd'hui n'ont plus le temps. Ou ne veulent plus l'avoir.
Des gens comme Cyrulnick cité par Fée laissent un peu d'espoir: il y a encore des humanistes et des gens qui réfléchissent à une définition de l'humain. Mais sont-ils si nombreux que cela ?
Et maintenant, Ln, pour donner ma réponse perso à votre 1-:
Je dirais qu'on arguerait de la dangerosité potentielle d'un Victor adulte (prévenir le danger, obsession sécuritaire de notre époque), on l'enfermerait et on le bourrerait effectivement de médocs (y compris pour réfréner ses "appétits charnels"). Ou plutôt non, on n'aurait pas besoin de l'enfermer, on n'a pas besoin d'enfermer les légumes... On le laisserait divaguer tout seul (bien sûr) dans le parc d'une clinique privée, sous des cèdres et de eucalyptus centenaires, une fois l'agitation médiatique retombée...
Au final, personne ne se serait laissé ébranler par Victor... Peut-être un infirmière, un jeune médecin, un journaliste auraient pu se poser plus de question que les autres ? Sans doute une infime minorité. Nul doute que les pouvoirs médicaux, politiques et médiatiques bâtiraient rapidement autour de l'être un filet inextricable...
Voilà, cela serait ma version... Sans doute très polémique et subjective... Très pessimiste aussi. Je dis comme cela me vient. Mais ce n'est que la mienne.
Ce que m'inquiète, dans mon époque (dans toute époque ?), c'est cette capacité à ramener l'inconnu au connu, sans se poser outrément des questions... et qui me laisse craindre le pire pour un Victor. Incapacité directement à relier au pragmatisme et au culte de l'efficacité (résoudre les problèmes vite et "bien", en appliquant des formules stéréotypées).
Je me demande ce que vous en pensez. Qu'arriverait-il à Victor de nos jours ? Peut-il y avoir seulement un homme sauvage dans un pays bétonné en résidences et villas " de vos rêves" ?
Abellion.