Il n'est rien de plus troublant que de voir les lieux que l'on connaît bien, dans les mots de voyageurs du temps
jadis. Entamons une nouvelle série d'articles, consacrée aux balades d'écrivains en Languedoc, en visitant Carcassonne en compagnie d'Hippolyte Taine, en cette année 1865.
L'écrivain
Hippolyte Taine est un écrivain sans doute un peu oublié aujourd'hui... Il est peut-être à l'histoire ce que Zola était au roman. De même que le fondateur du naturalisme, il avait fait son livre
de chevet de Claude Bernard, et rêvait d'appliquer une méthode scientiste dans les humanités... Le monde de Taine est un univers de fer où tout, du mouvement de l'histoire à la création
littéraire, est explicable par un rigoureux détermisme. L'homme et ses facultés dépendent du milieu et de la "race". Tentation scientiste qui fait aujourd'hui frémir...
En 1865, il a déjà publié son Histoire de la littérature anglaise en cinq volumes, mais n'a pas encore fait paraître son oeuvre magistrale, Histoire des origines de la
france contemporaine (1875-1893).
Instantanés de vie
Toutefois, Taine nous intéresse ici en tant qu'auteur d'un récit de voyages. De sa prose fluide, il a laissé les récits de ses impressions durant ses voyages en province, de 1863 à 1866, comme
inspecteur d'admission à l'Ecole militaire de Saint-Cyr, de 1863 à 1866.
"Ce sont des notes prises au jour le jour, sur de tous petits cahiers, la plupart du temps au crayon, presque toujours sans corrections ni ratures.", dit l'avant-propos anonyme de
l'édition Hachette (1897). Taine ne put les revoir, ni les publier avant sa mort. Ce sont donc, s'il faut en croire l'éditeur anonyme, des instantanés, des premières impressions qui dans leur
fraîcheur, leur spontanéité, et parfois leurs jugements à l'emporte-pièce, trahissent à la fois le tempérament de l'observateur et la réalité qu'il observe.
Une cour des miracles
On peut essayer de deviner ce qui va frapper le savant à la vue de la cité. Les puissantes murailles ? La grandeur de cet ensemble grandiose conservé du Moyen-âge. Rien de tout cela...
Tout simplement, la misère.
"La vieille ville, la ferme forteresse escarpée du Moyen âge est presque abandonnée; il y reste dix-huit cents pauvres diables, tisserands pour la plupart, dans de vieilles maisons de
torchis."
Maisons de terre
Le savant décrit le spectacle des maison précaires, de terre, adossées aux remparts.
" Tout le long des murailles rampent et s'accrochent des baraques informes, borgnes ou boiteuses, imprégnées de poussière ou de boue, et dans la ruelle étroite, parmi des ordures et des
débris infects, des enfants déguenillés, crasseux, vaguent, avec des nuées de mouches, sous un soleil de plomb qui cuit et roussit toute cette moisissure humaine; c'est un ghetto du XIVe
siècle."
En effet, depuis 1852, les pouvoirs publics avaient entrepris de dégager les maisons qui se trouvaient à l'intérieur des lices (remparts). L'opération, qui fut perpétrée de manière
autoritaire, fut mal perçue de la population et dura pendant un semi-siècle.
L'appareil des fortifications
C'est là le deuxième point qui attire l'attention du voyageur.
"Sur une haute colline rousse, nue, déserte, s'élève la cité flanquée de sa double enceinte de murailles féodales, formidable rempart bosselé de tours, hérissé de créneaux, de mâchicoulis, tout noicis par le soleil. On y grimpe par des pentes raides de petits cailloux inégaux et durs, où ne pouvaient monter que les chevaux des hommes d'armes ou les charrettes à boeufs du Moyen-âge."
Il a ce mot magnifique et terrible à propos de la vie au Moyen-âge dans cette forteresse guerrière :
"Les gens vivaient ici comme dans une aire, contents de n'être pas tués ; c'était là tout le luxe aux temps féodaux".
L'envol de l'imaginaire
Taine, personnage qui menait une vie paisible, ne peut se défaire, comme bon nombre d'intellectuels, de quelque fascination pour la violence... C'est ainsi qu'il imagine à plusieurs reprises l'assaut des ennemis lancés contre la citadelle
"Les tours sont à deux ou trois étages, chaque étage et chaque tour pouvant êtré défendus isolément, chaque enceinte exigeant son siège. Ouvertures pour lancers des traits d'arbalète, fentes de mâchicoulis pour écraser l'ennemi avec des moellons, percées pour verser le plomb fondu et l'huile bouillante..."
Ainsi évoque-t-il par antonomase les guerriers du temps jadis...
"Il fallait tout cela contre un Richard Coeur de Lion, un Du Guesclin qui, couverts de fer, le bouclier sur la tête, avançaient sous les traits et, à coup de hache, défonçaient les portes".
Evocation fraîche et finalement peut-être naïve à nos yeux des guerres du Moyen-âge, quand on sait que l'on y utilisait déjà force machines de guerre, pierrières et trébuchets...
Les restaurations
Taine, témoin de la misère de la cité et de son sous-prolétariat de tisserands, nous dit aussi que la cité est progressivement restaurée... Ce qui fut fait en effet sous la direction d'Eugène Viollet-le-Duc. Taine évoque les fabrications de l'architecte.
Les gargouilles de la cathédrale St-Nazaire
"... on répare tout le dehors, et on a refait, au-dessus du transept extérieur, une suite de têtes fantastiquement grotesque et laides, qui sont la comédie du Moyen-âge".
Comédie humaine ou divine comédie ? Le clinquant des nouvelles constructions s'oppose au cachet authentique des parties préservées, qui arrachent au savant une gerbe d'images...
"Malheureusement, on répare l'enceinte; les constructions, neuves et propres, si dépaysées aujourd'hui, semblent un décor d'opéra. Au contraire, les parties intactes, bronzées par le ruissellement du soleil, écrochées et rongées par le temps, incrustées par l'ocre des lichens, trouées par le vent et la pluie, hérissent magnifiquement leur ligne bossuée, leur ruine avantageuse, leurs écroulements bizarres, leurs parois rugueuses..."
De la Cité à la Bastide
Taine voit dans Carcassonne, d'un jugement hâtif et sans doute injuste, "une Italie qui n'a pas réussi", un
gothique mêlé de traditions latines. Pour finir son parcours, il se promène dans la bastide, la ville basse et moderne de Carcassonne.
"...bâtiments neufs, superbes jardins, magnifiques allées de platanes énormes qui
s'éclaillent, eaux courantes qui les rafraîchissent, foule bruissante et active, cafés, quantité de carrioles et diligences où s'entassent des demi-messieurs et des demi-paysans, flânerie et
bavardage gai. Tout cela, c'est le bas, la ville nouvelle..."
Bref
Hélas, le tableau coloré et vivant finit sur une fausse note, à savoir l'éloge du centralisme, puisque la Carcassonne moderne offrirait le spectacle du "Midi transformé,
pacifié, civilisé, enrichi par le Nord". Le temps n'était pas encore où l'on découvrirait les richesses de la culture occitane, qu'elle soit médiévale -la versification complexe des
troubadours, les tourments de l'âme cathare- ou plus proche de nous...
Il serait temps de le faire plus tard, au cours du XXe siècle.
Liens.
Biographie d'Hippolyte
Taine.
La restauration de la Cité de Carcassonne.
Les cartes postales sont postérieures à l'époque de Taine (premier quart du XXe s.).