Un tableau de l'église du Verdier (Tarn) nous présente un saint assez énigmatique...
Il s'agit d'un moine drapé de blanc. Il tient un ostensoir de la main gauche, une sorte de corne de la main droite. Il n'y aurait là que rien de très banal, si les deux lèves du personnage n'était scellées par un cadenas, et laissaient tomber sur son scapulaire, comme autant de perles de rubis, de minuscules gouttes de sang...
Voilà le genre d'image étrange qui ne me laisse jamais indifférent. Quel saint pouvait bien se dissimuler derrière cette version sanglante d'Harpocrate ? Plusieurs indices nous mettent sur la voie. D'abord, le peintre a inscrit le nom du personnage : Raymond. Ensuite, il a placé à ses pieds le chapeau rouge des cardinaux. Après consultation de quelques ouvrages et sites spécialisés, j'ai pu déterminer l'identité de ce saint... Il s'agit de Raymond Nonnat, cardinal et membre de l'ordre des Mercédaires, dont la vie semble effectivement, dès son début, parsemée d'événements sanglants.
Où Raymond le non-né voit le jour dans une mer de sang...
Première chose étonnante chez Raymond, il n'est pas né, comme l'indique son surnom (non-nat en catalan), c'est-à-dire qu'il est venu au monde par césarienne (enfin, ce qui peut en tenir lieu dans un monde où la chirurgie est balbutiante...). Selon un récit de sa vie publié à Séville en 1626, sa mère tomba malade au septième mois de sa grossesse, puis mourut. L'enfant allait-il suivre sa mère dans l'autre monde ? Après divers atermoiements, il fut sauvé par un Cavalier intrépide, qui sut pratiquer une obstétrique aussi sanglante qu'efficace.
"[...] rompiendo con un punal un lado de el corpo difunto, abrio puerta para que saliesse al mundo la dichosa criatura. A penas pues se dio el golpe, quando por la misma herida, saco braços y cabeça un hermosisimo nino [...] | "[Le Cavalier] entaillant avec son poignard un flanc du corps privé de vie, ouvrit une porte pour que sorte au monde l'infortunée créature. A peine avait-il frappé, que de la blessure un très bel enfant fit sortit ses bras et sa tête..." |
Une scène digne du Caravage de la Mort de la Vierge et de Judith décapitant Holopherne...
Raymond trouve sa vocation
L'enfant est né à Portell vers 1200 dans une famille noble de Catalogne, qui avait du sang des familles de Foix, de Sarroi et de Cardona. Son père essaie vainement de combattre son penchant pour les lettres mais, très précoce, le "non-né" devient rapidement expert en droit et en théologie, si bien que ses hagiographes espagnols du XVIIe siècle parlaient à son propos de "ciencia infusa"... Le père de Raymond ne l'entend décidément pas de cette oreille, et l'envoie paître des brebis pour l'éloigner de ses études. C'est dans cette solitude que le jeune homme prend la décision de rejoindre le rang des Mercédaires, ordre nouvellement fondé par un languedocien expatrié en Espagne, Pierre Nolasque. Les hagiographes disent que ce fut à la suite d'une apparition de la Vierge. Pendant que Raymond priait, dit la belle et naïve légende, un ange gardait ses moutons...
Où Raymond reçoit le cadenas
Refusant donc le statut social enviable que lui assurait sa parenté avec les Cardona, Raymond entra dans cet ordre dont le but était la libération des prisonniers capturés par les pirates barbaresques d'Afrique du Nord. Les religieux versaient une rançon ou bien, s'ils étaient désargentés, offraient de prendre eux-mêmes la place des captifs. Ainsi, s'étant constitué volontairement prisonnier, Raymond s'attira les foudres d'un roi local qui trouva un expédient pratique pour lui clouer le bec.
"...le hizo taladrar los labios con una almarada de azero encendido, mesclando roxa sangre a la blanca leche de su doctrina. Y luego mando que se pusiesen en ellos un candado de peso grandissimo" | "[le roi maure] lui fit perforer les lèvres avec aiguille d'acier incandescent, mêlant le rouge du sang au blanc lait de sa doctrine. Puis, il ordonna que l'on mît dans ses lèvres un cadenas très lourd..." |
On n'enlevait le cadenas au prisonnier que pour manger et boire, le plus rarement possible, selon la légende. Selon l'hagiographie de 1626, Raymond ne se taisant toujours pas, malgré son encombrante prothèse, le tyranneau fait coudre ses lèvres avec des aiguilles. Finalement, une rançon est versée par saint Pierre Nolasque, et notre infortuné prédicateur peut enfin regagner l'Europe.
Fin de la vie de Raymond
Sa renommé se propageant comme traînée de poudre, Raymond est nommé cardinal par le pape Grégoire IX. On lui attribue divers miracles de son vivant, comme celui d'avoir ramené à la vie une femme poignardée. A sa mort, en l'absence d'un prêtre, la légende rapporte que ce fut le Christ lui-même qui lui porta l'eucharistie, ce qui explique sans doute la présence de l'ostensoir sur le tableau.
Les raisons d'un culte ?
Apparemment, on attribuait à l'intercession de Raymond le pouvoir de sauver les bébés. On cite en exemple le cas de la duchesse de Médine, revenue "miraculeusement" à la vie, trois jours après sa naissance. C'est peut-être la raison de la popularité de son culte, à une époque où la mortalité infantile était fort élevée. Raymond semble en effet avoir été une sorte de saint patron des femmes enceintes et de l'enfant qu'elles portent, ainsi que des sages-femmes. Il est célébré le 31 août.
Bref...
Derrière les événements fabuleux d'une légende pieuse, que nous avons exposé ici pour expliquer l'iconographie et évoquer la piété d'autrefois, il y a une réalité, l'importance de l'ordre des Mercédaires qui assistaient et rachetaient les esclaves enlevés par les barbaresques sur les côtes ou les navires français. Prochainement d'ailleurs, nous consacrerons un article à la vie étonnante des renégats, ces prisonniers devenus pirates barbaresques, et dont certains étaient languedociens... Il y a sans doute là un chapitre important des relations entre Chrétienté et Islam.
Annexe : Le tableau dans son ensemble
Le portrait de R. Nonnat n'est que le détail d'une Crucifixion. Comme le reste du mobilier de l'église Saint-Pierre du Verdier, elle semble remonter au XVIIe ou au XVIIIe siècle. le tableau est actuellement en piteux état. La toile a souffert de l'humidité, elle ne tient plus au bas de son chassis. Une restauration serait souhaitable, en raison de sa bonne facture. Outre Raymond Nonnat, on voit sur cette crucifixion, Marie, Saint Jean, Saint Blaise, protecteur des animaux.
Liens et sources
Vida, muerte y milagros de San Ramon Nonnat, Séville, Juan de Cabrera, 1626. Sur le site de l'Université de Séville
Reconnaître les saints (éditions Massin).