Une main anonyme du XVe siècle a sculpté dans l'église d'Albinhac cette effrayante figuration de la mort.
Un squelette debout, drapé d'un suaire, tient une hache menaçante... Son ventre fendu laisse voir ses viscères. Les deux jambes, croisées, semblent esquisser une sorte de pas de danse.
Chaque détail de cette statue a une signification. Examinons-la avec attention... Ce faisant, nous évoquerons les danses macabres gothiques dont cette statue est contemporaine, et avec
lesquelles elle partage plusieurs caractéristiques.
L'église d'Albinhac
C'est une belle église du gothique finissant, datée par les Monuments historiques du XVe siècle. Elle est dédiée à Saint-Roch. La statue de la mort est à gauche, à l'entrée du choeur.
Jadis, la statue était peinte, ainsi qu'en témoigne cette photo ancienne; elle est aujourd'hui totalement décapée. On aimerait savoir si la peinture était un simple badigeon récent ou
remontait à une époque ancienne.
La Mort d'Albinhac, état actuel
Origine des danses macabres
Avant de nous pencher sur la représentation d'Albinhac
plus en détail, disons quelques mots des danses macabres et de leurs origines supposées...
La représentation des squelettes, figures de la mort, remonte à l'Antiquité. Plusieurs pierres gravées romaines portent ainsi des figurations de squelettes (dessin ci-contre). On
se souvient également du banquet où Trimalcion faisait montrer à ses invités un squelette d'argent, dans le Satyriconde Pétrone (premier siècle après
Jésus-Christ)... Jurgis Baltrusaitis évoque également des sources orientales. Au Tibet et en Chine, explorés depuis le XIVe siècle par les missionnairs franciscains, il existait une
tradition de représentations où des lamas dansaient avec des masques à tête de mort, ainsi que des représentations de génies funéraires sous forme de squelettes.
Plus près du XVe siècle, on évoque comme source directe des danses macabres des textes littéraires et édifiants comme le Dit des trois morts et des trois vifs (version la
plus ancienne datée de 1280). Dans ce dernier poème, des morts sortis du tombeau viennent annoncer à de nobles vivants leur fin prochaine, tout en évoquant leur propre grandeur passée
qui n'est que poussière...
Un thème en vogue
Toutefois, si les théories sur l'origine des danses macabres sont nombreuses et souvent hypothétiques, on connaît bien le contexte dans lequel cette forme d'art s'est développée au
début du XVe siècle. "Aucune autre époque que le Moyen-âge à son déclin n'a donné autant d'accent et de pathos à l'idée de la mort", dit J. Huizinga. Divers facteurs concourent alors à focaliser
l'attention collective sur la dimension périssable et éphémère de la vie humaine. Outre la prédication des frères mineurs franciscains qui rappelle la brièveté de la vie pour appeler à la
conversion, il y a alors en Europe un sentiment général, visible dans la littérature, de la fragilité de la vie. Ainsi, déjà au XIIIe siècle, le franciscain Jacopone di Todi écrit
Dic ubi Salomon, olim tam nobilis vel Sampson ubi est, dum invicubilis. Et pulcher Absalon, vultu mirabilis, Aut dulcis Jonathan, multum amablilis? |
Dis-moi où est Salomon, jadis si noble ou bien Samson autrefois invincible et le beau Absalon, au visage admirable ou le doux Jonathan, si aimable ? |
La puissance, la force, la beauté, la douceur sont également promises au néant.
Le mot "macabre" apparaît au XIVe siècle dans l'espression "danse Macabré", du nom de la première de ces danses représentée à la chapelle des Innocents de Paris (1424, détruite au
XVIIe siècle). On ne sait qui était ce Macabré ; était-ce le peintre ou le poète qui rédigea les légendes accompagnant les peintures ? L'une des plus belles danses
macabres est pour moi celle de la Chaise-Dieu.
Mais revenons à notre statue d'Albinhac... Quels points communs la rapprochent des danses macabres ? Voici quelques amorces de réponse.
Un cadavre et non un squelette
Les gravures de la Renaissance (XVIe siècle) et notamment celles de Holbein nous ont habitués à une mort figurée sous la forme d'un squelette (la mort et le laboureur, etc.) . Or, à Albinhac,
comme dans les autres danses macabres, on a un cadavre encore couvert de peau et de chairs en décomposition.
La danse
Les jambes de la scupture d'Albinhac sont croisées, un pied appuyé sur le sol et l'autre comme suspendu en l'air, un léger déhanchement... Il semble évident que la figure n'est pas statique. Bien
au contraire, elle semble esquisser un pas de danse. On retrouve ce pas de danse avec jambes croisées dans des danses macabres célèbres, par exemple celle de la chapelle
de Kermaria-an-Iskuit en Bretagne (commune de Plouha, Côte d'Or; photo ci-dessous). Cela dut d'ailleurs être une gageure pour l'artiste d'Albinhac de travailler ce bloc de pierre tout en
longueur en donnant un sentiment de dynamisme, bien plus facile à suggérer en peinture sans doute...
Pas de danse de Kermaria (remarquer la similitude de la
position des pieds avec Albinhac)
Notre mort d'Albinhac, bien qu'elle soit seule, semble donc bien la soeur de ces "danses macabres" qui mettent en présence les morts et les vivants. Il faut savoir
qu'il existait, parallèlement aux sculptures et peintures, des représentations théâtrales de la danse macabre, comme celle donnée par le duc de Bourgogne en 1449 dans son hôtel de Bruges. La
danse macabre était probablement un motif se déclinant en peinture, sculpture, danse, littérature, gravure...
Le macabre
A l'époque gothique, l'art avait atteint un degré de naturalisme qui rendait la représentation fidèle d'un cadavre possible. De ce fait, les détails macabres abondent. Certaines parties, comme
les jambes, semblent avoir été presque épargnées par la décomposition, tandis que la tête et les côtes apparentes laissent déjà deviner parfaitement la structure de l'ossature... Le détail le
plus frappant est sans doute ce grouillement de viscères qui s'échappe du ventre. Détail assez atroce, le squelette semble soutenir d'une main ses intestins pour les empêcher de se répandre au
sol... L'image est d'une grande force.
Le motif des différents états de décomposition des corps est très présent dans l'art de la fin du Moyen-âge. Des peintures italiennes du XIVe siècle, par exemple, montraient déjà un
grand luxe de détails. On peut voir distinctement trois états de décomposition du corps dans cette image du Triomphe de la mort de Pise.
Peintures du "Triomphe de la mort", Campo
Santo de Pise (v. 1365)
La hache
Quel est le sens de cette arme brandie par le squelette ? dans la tradition des Triomphes de la mort, la camarde est armé tantôt d'un arc, tantôt d'une faux... Pourquoi pas une hache
après tout ?
Bref
Regarder cette statue, c'est ramener à la vie une époque pleine d'incertitudes et d'inquiétudes... C'est aussi rappeller que c'est toute la grandeur de l'art de faire une image admirable à partir
d'une réalité effrayante.
Sources
Johan Huizinga, L'automne du Moyen-âge.
Jurgis Baltrusaitis, Le Moyen-âge fantastique.
Iconographie extraite de la base Mémoire des Monuments Historiques
Liens externes
Danse macabre et danse macabré : une approche étymologique.
La mort dans l'art