Quelque part, entre Carcassonne et Perpignan, dans les Corbières, s’élève une muraille de roc, aussi haute que mince en son sommet. Sur cette arête coupante comme une épée s’étend une longue citadelle médiévale, qui épouse les contours du rocher. Elle apparaît au promeneur comme un long vaisseau de pierre, échoué là en un temps immémorial.
Plusieurs souverains espagnols et français ont possédé cette citadelle par le passé, avant de disparaître. Mais toujours elle se dresse, elle qui ne subit plus que l’usure inexorable du temps. A moi d’essayer de vous transmettre la fascination de ces pierres, de quelques-unes de ses histoires et légendes.
Je serai aidé en cela par les photographies belles et évocatrices d’Annabel. Je ne saurais trop la remercier de la générosité avec laquelle elle m’a permis d’utiliser son travail. Je pense que vous aussi saurez apprécier la beauté de ses images.
I. Le château de Peyrepertuse.
Citadelle du vertige.
Même l’historien le plus blasé et le plus familier de l’architecture médiévale redevient un enfant émerveillé devant ce château, qui appelle les superlatifs. « Le plus extraordinaire château de montagne subsistant en France », dit Henri-Paul Eydoux. Quant à Michel Roquebert, il imagine l’effet saisissant de cette citadelle imprenable sur les assaillants d’autrefois :
« De quel côté que l’on aborde le site, il est fantastique, lunaire, digne réplique, en altitude, du décor infernal des Gorges de Galamus. Quand on arrive de Cucugnan, on ne voit sur le ciel qu’une longue arête rocheuse dont la découpe intrigue à mesure qu’on s’en rapproche… »
Epouser le rocher.
C’est donc sur une crête de roc calcinée que se dresse Peyrepertuse (800 m. d’altitude). Nos ancêtres du Moyen-âge ont trouvé là une fortification naturelle, que la main de l’homme n’a fait que parfaire. Non seulement les parois du rocher sont inaccessibles mais, en outre, les architectes du d'autrefois les ont couronnés de murailles et de tours.
Le côté Sud n’est qu’une falaise surmontée de murailles… C’est au Nord que se trouve l’entrée de la forteresse, là où la pente est moins ardue. Elle est bien défendue par une chicane. Il y a plus d’une heure d’ascension depuis le bas de la montagne. On imagine l’effort nécessaire à des soldats en armes...
La Carcassonne aérienne.
Première surprise : du bas de la montagne, on ne croyait voir qu’un château, mais c’est tout un ensemble de constructions en ruine, une véritable citadelle que l’on découvre, l’ascension faite. Une sorte de cité aérienne, de « Carcassonne céleste » (M. Roquebert), qu’aucun Viollet-le-Duc ne serait venu relever du ravage des années. On trouve là deux châteaux : l’enceinte basse, avec son donjon, et une deuxième citadelle, située sur le Roc Saint-Jordi qui domine la première, et qui a également son donjon.
Les bâtisseurs successifs.
Cette particularité est liée à l’histoire du château. La citadelle fut construite au gré des changements de propriétaires, a-t-on envie de dire.
-les débuts.
D’abord, au XIe siècle, le premier château fut construit par le comté de Besalu, ville situé près d’Olot en Espagne. Il ne resterait rien de ce premier état de la fortification, sinon un mur.
Peyrepertuse était ensuite devenue une forteresse du roi d’Aragon Pierre II, allié du comte de Toulouse contre l’envahisseur venu du Nord. Puis le fief est passé dans les possessions du vicomte de Narbonne. A l’époque de la croisade contre les cathares, La forteresse est tenue par Guillaume de Peyrepertuse, qui, en 1217, doit se soumettre et rend hommage à Simon de Montfort.
-le roi de France.
En 1239, dans des circonstances obscures, le régent d’Aragon vend le château de Peyrepertuse à Louis IX (futur Saint Louis), pour 20000 sols melgoriens. Ce qui ne fut pas accepté sans heurts à Peyrepertuse même, puisque le sénéchal de Carcassonne dut organiser une expédition pour faire valoir les droits de la couronne. Mais à Peyrepertuse, on n’était pas préparé à un siège, et Guillaume de Peyrepertuse ne put tenir que quelques jours avant d’accepter la reddition. Peyrepertuse sera citadelle de frontière française du XIIIe siècle à 1659 -date à laquelle, avec le traité des Pyrénées qui bouleverse les frontières, elle perd sa fonction stratégique.
Revenons sur ces deux étapes bien distinctes de la construction du château, en flânant dans ses murs.
Le « donjon vieux » et la chapelle Sainte-Marie.
Il s’agit du premier château, qui occupe la partie sud et la plus basse de l’arête rocheuse (d’où le nom de « donjon vieux » ou donjon inférieur). Il comporte un donjon de forme
circulaire (visible sur la photo ci-dessus) et la chapelle fortifiée Sainte-Marie, élevée en 1115. Chapelle et donjon sont reliés par une muraille fortifiée et percée d’archères, avec une porte
en arc brisé.
La chapelle Sainte-Marie est en grande partie effondrée, mais on peut admirer sa belle abside en cul-de-four. Elle était de style roman, avec une voûte en berceau brisée. Elle a été
donnée aux chanoines augustins de Serrabonne. Je n’en dis pas plus, la belle photo d’Annabel suffit à vous suggérer la
beauté des lieux, lorsque les derniers rayons du couchant jettent sur la pierre leur belle lumière orangée.
La deuxième étape de la construction : après la prise de possession française (vers 1240).
Les nouveaux maîtres français de Peyrepertuse font d’abord construire une nouvelle muraille pour protéger le côté est, relativement accessible aux assaillants. Mais le changement le plus important, c’est l’édification, sur le piton rocheux qui domine la forteresse originelle, du château Saint-Jordy (années 1250). Pour construire ce nouveau château à côté de l’ancien, le roi Louis IX ordonna personnellement, en 1244, la construction d’un escalier monumental, appelé depuis en son honneur « Escalier de Saint-Louis » :
« Nous vous ordonnons de faire réaliser un escalier dans notre château de Perapertusa, aussi convenable qu’il vous sera possible : et aussi qu’il soit réalisé au moindre coût… »
Cet escalier est encore là. Vertigineux, il a vraiment le don d’impressionner le visiteur. Les marches sont taillés à même le roc, et suivent les irrégularités de la roche (photo
ci-dessus).
Au sommet de l'escalier fut construit le donjon de Saint-Jordy. Dans l’esprit des bâtisseurs, il s’agissait de ménager une retraite possible aux défenseurs, au cas fort improbable où des
assaillants seraient parvenus jusque là. La construction permettait aussi d’empêcher une attaque qui serait venue du nord. Le château Saint-Jordy renferme aussi les vestiges d'une ancienne chapelle dédiée à Saint Georges, qui lui a donné son nom.
II. Personnages, événements insolites, traditions et légendes.
L'énigmatique Guillaume de Peyrepertuse.
Qui était cet homme ? On sait de lui qu'il se soumet une première
fois à Simon de Monfort en 1217, et qu'il signe sa reddition une nouvelle fois en 1240, face aux troupes royales. Il semble qu'à chaque fois il ait capitulé devant l'ennemi sans soutenir un long
siège, ce qui est étrange dans une forteresse aussi bien défendue. Bien que s'étant rendu en 1217 il fut excommunié quelques années après, car un des châteaux qui était sous son contôle,
Puylaurens, s'était révolté. Sa famille semble avoir entrentenu des liens de sympathie avec le catharisme. Il faudrait des recherches plus poussées pour percer l'énigme de ce personnage
étrange.
Les Guerres de religion.
On oublie souvent que ces forteresses médiévales furent aussi utilisés à la Renaissance et au temps modernes, souvent lors des Guerres de religion. En 1542, c’est le réformé Jean de Graves, seigneur de Sérignan, qui investit la forteresse au nom du parti huguenot. Mais il est rapidement pris et exécuté avec quatre de ses hommes.
L’épopée d’Henri de Trastamare.
Un des événements les plus poignants du Moyen-âge, comme le souligne Henri-Paul Eydoux. Lorsque Pierre le Cruel (le bien nommé) monte sur le trône de Castille en 1350, il fait tuer Eléonore de Guzman, ancienne maîtresse de son père. Le fils naturel de celle-ci et de l’ancien roi, Henri de Trastamare, devient alors le rival le plus acharné de Pierre.
Le roi de France Charles V décide d’exploiter cette rivalité pour servir ses propres desseins. Il doit par ailleurs se
débarrasser des encombrantes « compagnies », ces mercenaires sans solde. Il fait d’une pierre deux coups en envoyant en Espagne les grandes compagnies sous la conduite de Du Guesclin,
et en les mettant au service d’Henri. La victoire est éclatante : l'armée de Pierre est écrasée et prend la fuite, Henri est couronné
roi de Castille.
Mais bientôt Pierre, avec l’aide de ses alliés Anglais et du Prince Noir, bat Du Guesclin et le fait prisonnier. Henri a juste le temps de s’enfuir en France, où il trouve refuge… à
Peyrepertuse. Il lève une nouvelle armée, et affronte une nouvelle fois victorieusement Pierre, avec l’aide de Du Guesclin libéré par les Anglais. On rapporte que Pierre fut poignardé par Henri au cours d’un duel à mort. Ce dernier redevint roi de Castille, cette fois-ci
définitivement.
La légende de la « Dame Carcas » de Peyrepertuse.
Nombreux sont les visiteurs, dont Michel Roquebert, ont fait l’analogie entre Peyrepertuse, la citadelle de la Montagne, et Carcassonne, la citadelle de la plaine. Mais ce qui est troublant, c’est que toutes deux possèdent une statue de Dame Carcas.
Tout le monde connaît la dame Carcas de Carcassonne. Selon la légende, c’était une princesse sarrasine qui gouvernait la cité et qui résista victorieusement à l’attaque de Charlemagne. Elle devint pour cette raison le symbole de la ville haute de Carcassonne, résumée par la devise orgueilleuse : « ego sola sum Carcas », "moi seule suis Carcas". Une ancienne statue dont le visage a été martelé la représente. Elle est conservée dans le musée, mais une copie moderne est exposée à l’entrée de la cité.
Or, ce qui est étonnant, c’est qu’au dire des anciens habitants de Peyrepertuse, cette citadelle avait également sa dame Carcas. Il s’agissait d’un visage de femme sculptée, dont la présence est attestée en 1907 et en 1940. Il s’agissait selon les récits divergents des témoins d’un soldat en haubert, ou bien d’un buste de femme enchâssé dans le parement intérieur du mur. Les habitants de Duilhac attribuaient la statue une influence néfaste. Pour cette raison, ils lui lançaient une pierre chaque fois qu’ils franchissaient la porte de la forteresse.
Le mystère de la pierre percée.
Le nom de Peyrepertuse signifie « pierre percée », et a laissé penser aux auteurs qu’il existait autrefois une entrée dissimulée du château, qui passait par une fente de rocher. Aucune trace n’en a été retrouvée. Toutefois, Roquebert signale une grotte, qui aurait pu jouer le rôle d’un tel accès, et ensuite être comblée d’éboulis. Simple hypothèse ?
La légende de la reine.
Selon Jean Girou, il existait, près de l’entrée du château, une fontaine appelée font de la Jacqueta. La légende rapporte qu’une reine de Castille y laissa tomber une timbale en argent. Peut-être était-ce l’épouse d’Henri de Trastamare, comme le suggère Eydoux…
La tombe d’Henri Eydoux.
Les Châteaux fantastiques d’Henri-Paul Eydoux ont fait connaître le château de Peyrepertuse alors qu’il n’était fréquenté que d’une poignée
d’érudits. Sa tombe se trouve au village de Duilhac, sous le château de Peyrepertuse qu’il aimait tant.
Bref…
J’espère que cette visite vous a plu. Elle visait juste à vous faire partager la beauté de cette forteresse, si présente dans l’histoire, la mémoire, les légendes des Corbières. Cet article ne fait qu'esquisser une découverte, votre contribution est donc la bienvenue.
"Quand on est au col de Grès, la forteresse livre aux regards le profil exact d'un navire à l'étrave dressée face au
couchant, échoué en plein ciel sur quelques récifs clairs léchés par des ressacs de buissons". (M. Roquebert).
Que cette nef nous permette de naviguer sur la mer troublée des siècles, le temps d'une évocation nostalgique du passé.
Sources.
-Photos.
Les photographies de cet article sont l’œuvre et la propriété d’Annabel, qui me les a gentiment prêtées. Vous pouvez les voir sur son blog, présentées sous forme de montages très originaux et très réussis, ainsi que quantité d'autres images étonnantes, en particulier pour les amoureux des insectes.
-Bibliographie (je sais, ces ouvrages datent un peu, mais je n'ai rien d'autre sous la main!).
M. Roquebert, Citadelles du Vertige, p. 110 sq.
H.-P. Eydoux, Les Châteaux fantastiques, t. I, ch. 2.
-Sites :
Site du village de Peyrepertuse (avec visite virtuelle du château). Fête médiévale du 11 au 14 août.
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